Fil d'Ariane
TV5MONDE : Que représente la base de Bagram, abandonnée par l’armée américaine ?
Emmanuel Razavi : C’est une base très importante. C’est un vrai centre opérationnel. Je m’y suis rendu lorsque je couvrais l’Afghanistan. Sur place, il y avait des « PC », des forces spéciales qui étaient en charge de la traque d’Oussama Ben Laden. Bagram avait fait la liaison et c’était là que s’organisait la traque. C’est donc un abandon très symbolique de la part des Américains, de quitter cette base forteresse. Elle a été une base stratégique en terme de renseignement, en terme de gestion des opérations militaires, de surveillance des territoires et de traque des chefs talibans et des chefs d’Al Qaïda.
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TV5MONDE : Pourquoi les troupes américaines quittent-elles l’Afghanistan?
Emmanuel Razavi : L'intervention américaine est un échec. En 2001, lorsque la coalition est arrivée en Afghanistan, entrainée par les Américains, les Afghans étaient contents de les voir arriver, ils considéraient que la coalition venait libérer le pays. Je parle ici des Afghans qui souffraient du joug des talibans. Puis, lorsque les Américains ont commencé à prendre le contrôle du territoire, ils ont envoyé des patrouilles dans les villages pour voir s’il n’y avait pas des talibans ou des combattants d’Al Qaeda qui se cachaient. Lorsqu’ils entraient dans ces villages, ils arrivaient comme une force d’occupation, casqués, gilets par balles et mitraillettes sur eux, contrairement aux Français qui ne portaient pas le casque, par exemple.
Quand les maisons étaient fermées de l’intérieur, les soldats américains les défonçaient à coups de bélier, enlevaient de force le voile des femmes portant la burqa
Par ailleurs, on ne peut regarder les femmes afghanes lorsqu’on est un occidental. Elles restent donc chez elles, à l’intérieur. Lorsqu’il fallait rentrer dans leur foyer pour les contrôler, quand les maisons étaient fermées de l’intérieur, les soldats américains les défonçaient à coups de bélier, enlevaient de force le voile des femmes portant la burqa. Cela a contribué à retourner complètement la situation, en trois ou quatre ans. Sur le terrain, l’armée de libération a donc été perçue comme une armée d’occupation. Les Américains s’en sont rendus compte à partir de 2005-2006, en se disant qu’il fallait marquer les coeurs et les esprits. Mais il était déjà trop tard, le mal était fait. J’ai vu des soldats américains tuer des civils sous mes yeux.
Il y a eu une erreur politique de la part de la coalition. Elle a négocié avec des gens avec qui il n’était pas possible de négocier, avec des gens qu’elle était supposée arrêter.
Emmanuel Razavi, grand reporter, directeur de la rédaction de "Fild"
TV5MONDE : Il y a aussi une explication politique à l’« échec » dont vous parlez qui explique le retrait des troupes ?
Emmanuel Razavi : Effectivement. En 2005, il y a eu des élections législatives, appelées la « Loya Girga ». Il n’y avait pas assez de candidats pour ces élections. Qu’a fait la coalition, emmenée par les Américains ? Elle a promis l'amnistie aux talibans qui déposeraient les armes et rejoindraient le processus de paix. Une partie des talibans a accepté et a officiellement déposé les armes. Je dis officiellement, car dans les faits ça n’était pas le cas, ils étaient sur-armés. Ils se sont présentés aux élections. Dont un chef taliban important de la région de Qalat, Abdul Salam Rocketi, qui a été élu. Ce chef taliban était recherché comme terroriste. À l’époque, les Américains voulaient sa peau. Mais il est parvenu à négocier sa rédition et à devenir élu parlementaire. Avant qu’il ne soit élu, je le rencontre avec Eric de Lavarène (ndlr : grand reporter), il était alors recherché, caché à seulement 300 mètres d’une base américaine. En interview, il me dit : « la Démocratie est un concept européen. Une fois que je serai élu, je ferai venir mes amis ». Ses amis, c’étaient les Talibans.
Dès 2005, nous nous sommes dit avec Eric (ndlr : de Lavarène) « c’est foutu, les Talibans vont revenir ». Il y a eu une erreur politique de la part de la coalition. Elle a négocié avec des gens avec qui il n’était pas possible de négocier, avec des gens qu’elle était supposée arrêter. On a fait revenir des assassins dans le giron du pouvoir. Ces hommes ne pouvaient déjà pas s’entendre à l’époque avec le président de l’Afghanistan, Hamid Karzaï (ndlr : président de 2004 à 2014). Son autorité n’était pas reconnue en dehors de Kaboul. D’ailleurs, ils le surnommaient « le président de Kaboul ».
RE(voir) : En Afghanistan, les talibans profitent du départ des troupes occidentales
TV5MONDE : La reconstruction de l’administration afghane n’a t-elle pas également été négligée par les forces de la coalition ?
Emmanuel Razavi : En effet. La traque des chefs talibans s’est faite aux dépends de la construction administrative du pays. La coalition a laissé le pays dans la gangrène de la corruption. La lutte contre la corruption dans le pays a été inefficace. L’Afghanistan est un narco-État. Grosso modo, il produit 90% de la production mondiale d’opium. C’est colossal. Cette corruption endémique a contribué à décrédibiliser énormément les Occidentaux qui n’ont pas réussi à la stopper. Il y a beaucoup d’argent qui a été donné à l’administration afghane, mais cela les Afghans ne l’ont pas vu. Dans certaines provinces, des gouverneurs touchaient de l’argent soi-disant pour construire des écoles, des logements, mais rien n’a jamais été construit, ils se mettaient l’argent dans la poche.
La coalition a laissé le pays dans la gangrène de la corruption.
Emmanuel Razavi, grand reporter, directeur de la rédaction de "Fild"
TV5MONDE : Le départ des soldats américains aura des conséquences économiques pour l’économie sur place ?
Emmanuel Razavi : Toutes les bases avaient un rôle économique localement. Les soldats achetaient de la nourriture, des tapis, des souvenirs, avec un pouvoir d’achat nettement supérieur à celui des Afghans. Ce pouvoir d’achat va disparaitre de l’économie directe. L’Afghanistan est un pays très corrompu. Les achats des soldats permettaient à la population de récupérer l’argent directement, du client au vendeur.
TV5MONDE : Que représente le départ des troupes américaines pour les civils Afghans ?
Emmanuel Razavi : Dans les milieux Tadjiks que je connais, ce départ n’est pas vu d’un bon oeil. Ils n’aiment pas particulièrement les Américains, ils sont très déçus de la façon dont les troupes ont géré leurs opérations. Mais ils disent s’attendre à une guerre civile, l’Afghanistan n’étant pas du tout stable politiquement. C’est aussi l’avis de confrères sur place et d’observateurs : pour eux la situation serait en train de rebasculer, pour le pire. C’est un pays déjà en guerre civile. Les talibans prennent de plus en plus de terrain dans le pays, ils remontent de plus en plus vers les provinces du nord, et ils le disent : ils vont se battre. Nous allons vers une guerre civile qui sera encore plus violente qu’actuellement. Kaboul est déjà tombé dans l’ultra-violence. Il y a très souvent des attentats, les personnes qui y vivent sont sous pression permanente.
Par ailleurs, il y a une distinction importante à faire entre les grandes villes d’Afghanistan et ce que j’appelle l’Afghanistan rural, des provinces, notamment celles du sud, qui sont très traditionnelles, plus facilement acquises aux talibans. Les perceptions ne sont pas les mêmes que vous soyez Tadjiks, Pachtounes ou Hazaras.
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TV5MONDE : Tous les Afghans ne voient pas d’un mauvais oeil le départ des troupes américaines ?
Emmanuel Razavi : Non, effectivement. J’ai d’ailleurs une anecdote à ce sujet. Il y a quinze ans de cela, je me trouvais sur la base de Salerno, la base de la 101e Airborne (ndlr : située au Sud-Est du pays, cette base abritait des unités d’élite américaines, dont la 101e airborne, une division de l’armée de terre entrainée pour les assauts aéroportés puis héliportés), à la frontière afghano-pakistanaise. Alors que j’interviewais le commandant de la base, des soldats ont envoyé un tir de mortier sur un jeune garçon d’onze ou douze ans qui faisait du vélo à proximité. Il a été très grièvement blessé. Je demandais alors au commandant ce qu’il se passait : ce à quoi il m’a répondu : « mauvais endroit, mauvais moment ». Je ne comprenais pas sa réponse. Il me dit alors que tout autour de la base, il est indiqué qu’il est interdit de circuler. Ces civils savaient déjà à peine lire leur langue, comment vouliez-vous qu’ils lisent des panneaux en anglais ?
Les chirurgiens et les infirmiers de l’hôpital de campagne essaient alors de sauver le garçon. C’est à ce moment que j’interviewe son papa. Ce dernier me regarde très durement, et me dit : « peux-tu m’expliquer comment les gens qui viennent d’essayer de tuer mon fils, essaient maintenant de le sauver ? On ne veut pas de vous ici ». Ce n’est qu’un évènement parmi d’autres dont j’ai été le témoin, comme d’autres journalistes. C’est pour ça que les civils leur en veulent, il y a une haine des Américains dans le Sud et le Sud-Est du pays. Ces civils voulaient les voir partir, car ils violaient leurs codes et leur culture.
TV5MONDE : Comment s’explique le comportement de ces soldats américains ?
Emmanuel Razavi : Ils étaient jeunes, même les officiers, qui étaient par ailleurs très aguerris. On les a balancés dans une région extrêmement complexe, avec une vision occidentale de l’occupation d’un pays. Sauf que ce n’est pas l’Occident. Il fallait composer avec différentes ethnies qui n’avaient pas les mêmes intérêts, cela ils n’ont pas su le comprendre. Il fallait aussi composer avec des coutumes locales très importantes. La société afghane est très codifiée. Quand vous n’y êtes pas préparé, vous faites n’importe quoi. Les soldats faisaient aussi face à une réalité très tendue, ils étaient attaqués, harcelés même, sans arrêt, par les talibans qui n’étaient pas si nombreux à l’époque. En 2003, on disait qu’il y avait à peine 800 combattants talibans, c’est-à-dire quasiment rien, ils avaient été réduits à néant. Trois ans plus tard, on parlait d’une dizaine de milliers de combattants. Aujourd’hui, on parle de 40 à 60 000 combattants. C’est l’effet d’une mauvaise stratégie politique et d’une mauvaise stratégie militaire sur le terrain. Je ne suis pas anti-américain, c’est juste la réalité et ce que j’ai vu sur place. Leur stratégie a eu l’effet totalement inverse.
L’histoire a prouvé qu’on ne peut pas négocier avec les talibans. C’est impossible. Ils ont un objectif. Quelques soient les engagements qu’ils prennent, ils ne les respectent jamais sur la durée.
Emmanuel Razavi, grand reporter, directeur de la rédaction de "Fild"
TV5MONDE : L’armée afghane peut-elle faire face seule aux Talibans ?
Emmanuel Razavi : Cette armée dispose de très bons combattants, mais c’est une armée indisciplinée, elle-même complètement gangrenée par la corruption, par les désertions aussi. Des soldats de l’armée ont parfois rejoint les talibans, pour de l’argent. Les chefs de guerre les payaient mieux. C’est une armée composée environ de 160 000 hommes. Elle n’est pas structurée pour faire face aujourd’hui aux talibans qui sont déterminés et qui défendent une cause : les talibans contrôlent un tiers du territoire afghan. Ils n’attendent qu’une chose, c’est récupérer Kaboul. Ils ont perdu Kaboul en 2001. J’ai vécu au Qatar et à Doha, juste en face de là où j’habitais se faisaient les négociations entre talibans et diplomates américains… L’histoire a prouvé qu’on ne peut pas négocier avec les talibans. C’est impossible. Ils ont un objectif. Quelques soient les engagements qu’ils prennent, ils ne les respectent jamais sur la durée. Jamais. Il y a eu une vraie naïveté. De la part de Joe Biden, dans une logique en apparence beaucoup moins guerrière, c’est un signal fort de faire revenir les troupes américaines. Mais il ne faut pas se leurrer, je pense qu’il sait que c’est un conflit perdu.
TV5MONDE : Personne ne va rester sur place ?
Emmanuel Razavi : Il y a bien des sociétés militaires privées en Afghanistan. Ces forces militaires non conventionnelles sont américaines ou anglaises pour la plupart. Ces effectifs ne sont jamais comptabilisés. En 2006 et 2007, les marchés de l’Afghanistan et de l’Irak confondus représentaient pour une dizaine de sociétés de « contractors », donc de mercenaires, cent milliards de dollars. C’est un énorme business.
TV5MONDE : Quel était le métier des sociétés militaires privées ?
Emmanuel Razavi : Sécuriser les lieux sensibles. Vous aviez par exemple les ambassades, mais aussi la protection de certaines bases, de certains camps et points stratégiques. Nous parlions tout à l’heure de la traque de chefs talibans : des éléments de ces sociétés militaires privées ont aussi participé à ces traques. Ils étaient sous l’uniforme américain mais ils n’étaient pas soldats américains. Tous ces gens là ont-ils abandonné la poule aux oeufs d’or ? Je ne sais pas. Mais c’est un énorme business et en général, on n’abandonne pas un business comme celui-là.