Fil d'Ariane
L'économie de l'Afghanistan est en chute libre avec pour corollaire une crise humanitaire de très grande ampleur. Plus de la moitié des Afghans est sans emploi. Un rapport de l'ONU stipule que plus d'un Afghan sur deux va être confronté à des niveaux critiques "d'insécurité alimentaire aiguë" entre ce mois de novembre et mars 2022. Les instances internationales ont d'ores et déjà mis en place des programmes d'aide d'urgence. Leur portée reste cependant limitée.
C'est dans ce contexte que le pouvoir taliban négocie sur la scène internationale pour une reconnaissance de son gouvernement. Son objectif est de faire lever les sanctions internationales en échange de garanties sur les droits des femmes et les droits humains. Des garanties qu'il n'a jusque là pas tenues.
L'économie afghane était depuis presque deux décennie une économie de subsistance qui fonctionnait grâce à l'aide et la présence étrangère.Didier Chaudet, chercheur spécialiste de l’Afghanistan
Pourquoi la situation économique s'est elle dégradée aussi rapidement en Afghanistan ? Quelles solutions peuvent émerger pour éviter le pire de cette crise humanitaire déjà en cours ?
La chute libre de l'économie afghane a été causée en grande partie par l'arrêt brutal de l'aide financière internationale. C'est ce qu'explique Didier Chaudet, spécialiste de l’Afghanistan et chercheur associé à l'Institut français d'études sur l'Asie Centrale. "L'économie afghane était depuis presque deux décennie une économie de subsistance qui fonctionnait grâce à l'aide et la présence étrangère. Et l'État afghan est le premier employeur du pays", souligne Didier Chaudet. En effet, près de 80% du budget public était financé jusqu'alors par les aides internationales.
Or, sans les aides au développement, le gouvernement provisoire taliban ne peut plus payer ses fonctionnaires. De nombreux salariés ou des sous traitants des ONG sont désormais au chômage t suite à la prise de pouvoir des talibans forçant le retrait des forces armées occidentales.
Des grands noms de l'élite de Kaboul sont en ce moment à Dubaï dans des appartements de luxe à des prix extraordinaires. Cet argent venait de l'aide internationale.Didier Chaudet, chercheur spécialiste de l’Afghanistan
Au delà de l'arrêt de l'aide internationale, le chercheur pointe du doigt d'autres facteurs plus anciens. "Des milliers d'emplois se sont créés autour de la vente de produits de seconde main venant d'une base militaire. Ce système de facilité n'a pas été découragé, alors qu'il fallait développer une économie locale indépendante, qui est celle des campagnes en Afghanistan", estime Didier Chaudet.
La corruption très forte en Afghanistan est aussi en cause, selon le chercheur. Celui-ci précise que "des grands noms de l'élite de Kaboul sont en ce moment à Dubaï dans des appartements de luxe à des prix extraordinaire. Cet argent venait de l'aide internationale. Tout ce qui n'a pas été construit avant pour développer l'économie et qui a été détourné, ajouté à la guerre civile, a des conséquences aujourd'hui."
La situation est alarmante, au point que l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a alerté sur la situation de millions de personnes en Afghanistan "vivant dans des abris inadéquats, avec un accès limité aux services de base, notamment l’assainissement et les soins de santé".
L'engorgement de personnes que l'on a tous vu dans les médias à l'aéroport de Kaboul est le même aujourd'hui à la frontière pakistanaise, avec des milliers de personnes qui attendent que le gouvernement du Pakistan ouvre les portes.Nassim Majidi, co-directrice du centre de recherche Samuel Hall de Kaboul
Nassim Majidi, co-directrice du centre de recherche Samuel Hall de Kaboul et spécialiste des politiques migratoires, explique ce phénomène de "migration interne". Celui-ci s'est accentué depuis août. "Les frontières de l'Afghanistan sont fermées depuis la prise de pouvoir des talibans, il est donc très difficile pour les Afghans de sortir de leur pays et les politiques d'accueil des pays voisins comme le Pakistan ou l'Iran sont tout le contraire d'il y a 30 ans ou 40 ans. Ces pays voisins ne reconnaissent ni conflit en Afghanistan, ni crise des réfugiés. Ils ne sont donc pas encore prêt à ouvrir leurs portes pour offrir une forme de protection aux Afghans qui veulent fuir leur pays", explique la chercheuse.
Ce contexte d'enfermement engendre des nouveaux mouvements de population, très difficiles humainement, selon Nassim Majidi. "L'engorgement de personnes que l'on a tous vu dans les médias à l'aéroport de Kaboul est le même aujourd'hui à la frontière pakistanaise, avec des milliers de personnes qui attendent que le gouvernement du Pakistan ouvre les portes", estime-t-elle. Les migrations internes sont majoritaires en Afghanistan, puisque selon la chercheuse, "près de 6 millions de personnes sont réfugiées ailleurs dans le pays". Et d'ajouter : "C'est énorme, comparé aux 400 000 ou 500 000 migrants internes de 2012."
La situation politique, économique et humanitaire semble bloquée en Afghanistan, alors que l'hiver débute. "Nous allons avoir des gens qui vont mourir de faim cet hiver, tout simplement", annonce Nassim Majidi qui souligne que, "ce seront en particulier des femmes et des enfants, qui représentent 80% des déplacés internes depuis août."
Les grandes puissances et les institutions internationales "ont le devoir d'empêcher ce désastre humanitaire, mais cela ne passera pas par la reconnaissance du gouvernement taliban", selon la co-directrice du centre de recherche Samuel Hall de Kaboul. "Les discussions des grandes puissances avec les talibans sont importantes, mais elles sont théoriques. Les talibans n'ont pas élaboré leur politique, n'ont pas de gouvernement permanent. Ces grandes questions politiques ne résoudront pas la crise humanitaire qui a débuté", ajoute-t-elle.
Si les États veulent établir des réponses — même temporaires — pour des questions de vie ou de mort des personnes, ils peuvent le faire. Sans pour autant reconnaître les talibans.Nassim Majidi, co-directrice du centre de recherche Samuel Hall de Kaboul
Que reste-t-il alors pour empêcher l'une des pires crises alimentaires au monde — selon une déclaration de l'ONU ? Selon Nassim Majidi, "les seules options pour les grandes puissances sont celles d'une aide d'urgence comme l'a fait le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement, ndlr), qui a réussi à payer tous les arriérés de salaires de 23 000 travailleurs du secteur de la santé". La chercheuse estime qu'il n'y a pas de fatalité face à la crise en Afghanistan, mais seulement une volonté des États. "Si l'on a appris quelque chose de cette crise afghane depuis cet été, avec les évacuations et les financements d'urgence, c'est que si les États veulent établir des réponses — même temporaires — pour des questions de vie ou de mort des personnes, ils peuvent le faire, sans pour autant reconnaître les talibans", estime Nassim Majidi.
La dernière chance de sauver des vies passe donc par un réengagement des grandes puissances en Afghanistan. "Le Pakistan, l'Iran, le Qatar, l’Inde et la Chine ont encore des ambassades sur place alors qu'ils n'ont pas reconnu les talibans. Il faut que les pays de l'Union européenne rouvre des ambassades, pour être sur place et avoir un droit de regard sur l'aide humanitaire", affirme Nassim Majidi, qui conclue :"Le pire est à venir avec cet hiver et ce qu'il va se passer en 2022, c'est pour ça qu'il faut être sur place et c'est à mon sens là que les Européens ont un rôle à jouer. "