Fil d'Ariane
C'est un cri d'alarme que lance Pierre Micheletti, président d'Action contre la Faim. "Si ces zones reculées ne sont pas approvisionnées en temps et en heure, il y a beaucoup de soucis à se faire pour ces populations qui vivent dans les territoires isolés de l'Afghanistan."
Le pays serait au seuil de l'une des pires crises humanitaires au monde. D'une géographie montagneuse, les hivers afghans sont particulièrement rudes. L'aide humanitaire et les locaux y sont en général préparés. Mais avec l'arrivée au pouvoir des talibans, les chaînes d'approvisionnement en vivres sont perturbées.
Gel des avoirs des pays occidentaux, problèmes liés au fret, conséquences liées au réchauffement climatique : le pays s'enfonce dans la crise. Plus de la moitié de sa population sera cet hiver en situation d'insécurité alimentaire aiguë, ont averti lundi des agences de l'ONU.
Depuis l'arrivée au pouvoir des talibans, la communauté internationale a gelé nombre de ses aides dont l'économie afghane est particulièrement dépendante et tente de faire pression sur le gouvernement taliban afin que ce dernier respecte les droits humains. Mais pour Pierre Micheletti, président d'Action contre la Faim, l'urgence est avant tout alimentaire.
La préoccupation pour le droit des femmes est importante. Mais cette temporalité n’a rien à voir comparé à ce qu’on pressentait du risque de crise alimentaire majeure qu'allait connaître le pays.
Pierre Micheletti, président d'Action contre la Faim
"Les premières semaines de la prise du pouvoir par les talibans (...), il y avait, y compris de la part du secrétaire général des Nations unies, un discours qui subordonnait la reprise de l’aide au développement à des questions liées aux droits humains et au sort réservé aux femmes", explique-t-il.
"La préoccupation pour le droit des femmes est importante. Mais cette temporalité n’a rien à voir comparé à ce qu’on pressentait du risque de crise alimentaire majeure qu'allait connaître le pays (...). D'ailleurs, agir contre la crise alimentaire est aussi la première des façons de protéger les femmes”, précise Pierre Micheletti.
Déjà en alerte, l'ONU avait organisé une réunion sur l'aide humanitaire à apporter à Genève, le 13 septembre dernier. Antonio Guterres, Secrétaire général de l'ONU, s'était alors exprimé sur le rapport de force à établir avec les talibans.
"Je crois qu'il est très important de discuter avec les talibans en ce moment pour tous les aspects qui préoccupent la communauté internationale, qu'il s'agisse de terrorisme, des droits humains, de la drogue ou de la nature du gouvernement", affirmait-il alors.
La Russie et la Chine restent parmi les rares pays à avoir maintenu leurs représentations diplomatiques en Afghanistan. Zamir Kaboulov, l'émissaire du Kremlin pour l'Afghanistan, a reproché aux Européens leur manque de coopération, en déclarant que "Les partenaires européens n'auraient pas dû quitter l'Afghanistan".
Il faut faire en sorte que les stocks d’approvisionnements puissent être livrés dans les différentes régions isolées avant que n’intervienne la paralysie climatique de l'hiver
Pierre Micheletti, président d'Action contre la Faim
Dans ce pays de haute montagne, l’hiver a pour conséquence de paralyser totalement l’accès à certaines parties du territoire. Les conflits, la chaîne humanitaire et la logistique sont immobilisés. En temps normal, nous explique Pierre Micheletti, les humanitaires et les locaux font "en sorte que les stocks d’approvisionnements puissent être livrés dans les différentes régions avant que n’intervienne la paralysie climatique.”
L'arrivée des talibans est venu perturber cet agenda humanitaire, juste avant l'hiver.
“Si ces zones ne sont pas approvisionnées en temps et en heure, il y a beaucoup de soucis à se faire pour ces populations qui vivent dans les territoires reculés de l'Afghanistan(...). Nous attendions des renseignements d'ordre politique, sur la façon dont les talibans allaient se comporter avec les humanitaires, sur les questions logistiques, par rapport au fret et sur les questions bancaires", explique Pierre Micheletti.
"Tout le système bancaire était paralysé, y compris la capacité de réapprovisionner les banques centrales à Kaboul. De notre côté, nous devions réunir les besoins financiers nécessaires pour approvisionner nos programmes."
En outre, l'arrivée des talibans empêcherait les femmes de travailler, y compris dans les programmes humanitaires. Le manque d'effectif sur les programmes de dépistages de la sous-nutrition chez les enfants et chez les femmes pendant la période de grossesse perturberait encore plus l'action des ONG.
Malgré tout, “il n’y a pas de posture affichée de la part des talibans d'empêcher les humanitaires de travailler." Les associations sur place demandent la réouverture des transferts financiers, du fret à Kaboul et une posture des pays donateurs davantage coordonnée avec l'urgence alimentaire du pays.
“Le conflit entre les talibans et le gouvernement afghan a joué un rôle majeur dans la crise. Mais ce risque de famine résulte en partie de considérations environnementales", complète Pierre Micheletti. L'autosuffisance alimentaire du pays serait d'autant plus menacée par les conséquences nouvelles du réchauffement climatique.
"Les effets du réchauffement climatique ont eu deux conséquences. La première, nous la constatons partout dans le monde : le pays a eu des performances moindre de sa production vivrière.” La sécheresse de 2018, les inondations de 2019 et la crise sanitaire de 2020 auraient aggravé la sécurité alimentaire du pays. L'agriculture y est déjà difficile à développer. Du fait de sa réalité géographique, seuls 12% des 650 000 km2 de surface sont cultivables.
"Le changement climatique pousse également les paysans à planter du pavot au détriment des cultures vivrières." Cultiver cette plante herbacée, qui permet notamment de produire de l'opium, n'aiderait pas les locaux à devenir plus résilients et à produire leur propre nourriture.
"Le pavot possède une rentabilité financière plus importante pour les locaux et leur permet de faire face à des dépenses en hausse. C'est une culture qui a une meilleure résistance au réchauffement climatique. La part de la surface cultivable, qui est déjà restreinte, n’a fait que renforcer les cultures de pavot au détriment des cultures vivrières actuelles, issues de l'agriculture familiale", explique Pierre Micheletti.
En 2020, le pays comptait 224 000 hectares de pavot (surtout situés dans les provinces du Sud), soit une hausse de 37 % par rapport à 2019. Cette production représenterait aujourd’hui entre 6 et 11 % du PIB de l’Afghanistan, selon une étude de l‘OCDPC sur les drogues et la criminalité en 2001.
Les talibans ont très vite ouvert des pourparlers avec des pays comme la Chine, la Russie, l’Iran et le Pakistan, deux voisins qui jouent un rôle dans l’exploitation des matières premières du sous-sol afghan et dans le développement d'une autre économie.