Afghanistan : qui sont les Afghans qui partent et ceux qui restent ?

L'évacuation en urgence des ressortissants étrangers depuis l'aéroport de Kaboul s'accompagne de celles d'Afghans qui fuient le nouveau régime taliban. Qui veut et peut partir, qui veut rester ?
Image
Exfiltration à l'aéroport de Kaboul
Ce lundi 16 août 2021, des foules d'Afghans se sont massées près des pistes de l'aéroport de Kaboul dans l'espoir de fuir le pays.
(Photo : AP / Shekib Rahmani)
Partager7 minutes de lecture

Depuis le 15 août 2021, jour de l'arrivée des forces armées talibanes dans la capitale de l'Afghanistan, des milliers de ressortissants étrangers — pour la plupart américains — ont été exfiltrés par avions. Les vols commerciaux étant arrêtés, des initiatives ont été prises par des pays occidentaux pour affréter des avions privés ou militaires afin de faire sortir plus de personnes. Ainsi, 200 personnes dont 25 Français et une majorité d'Afghans, sont arrivés en France ce jeudi 19 août, évacués de Kaboul par l'armée de l'air française. Mais pour les Afghans, obtenir une place est un privilège extrêmement rare, au cas par cas.

Ceux qui fuient sont principalement des  personnes qui se sont mises en danger selon les normes des talibans ou qui ont simplement travaillé pour des organisations étrangères.

Oriane Zerah, photographe française, exfiltrée de Kaboul vers la France le 18 août 2021

"Zone refuge" à Kaboul
Le régime taliban a repris le contrôle politique et militaire de la presque totalité de l'Afghanistan en à peine 10 jours. Cette reconquête éclair a forcé les derniers contingents de l'armée des Etats-Unis à se retrancher dans l'aéroport de Kaboul. Cette zone de l'aéroport, dite "zone refuge", permet l'évacuation des personnels occidentaux encore présents dans le pays, ainsi qu'une petite partie des Afghans ayant pu obtenir un visa pour l'étranger, aidée par les forces militaires de pays étrangers. La zone refuge étant sous contrôle de l'armée américaine, c'est elle qui accorde ou refuse les autorisations de décollages. Mais comme l'a souligné Wendy Sherman, le numéro deux du département d'État américain, si les talibans laissent bien les citoyens américains accéder à l'aéroport de Kaboul, "il semble qu'ils empêchent les Afghans qui souhaitent quitter leur pays d'atteindre l'aéroport".

Peur des représailles

Des milliers d'Afghans tentent depuis lundi, de rentrer — en vain pour la plupart — dans l'enceinte de l'aéroport de Kaboul afin de quitter le pays. Pour la photographe française Oriane Zerah — exfiltrée de la capitale afghane dans la nuit du 18 août et interrogée par TV5MONDE, "ce sont principalement des personnes qui se sont mises en danger selon les normes des talibans. Des personnes qui ont élevé leur voix, qui ont travaillé pour les droits de l'Homme ou avec des étrangers. Il y a bien entendu aussi les femmes qui ont revendiqué leurs droits, ainsi que des artistes".

La part la plus importante de population qui a peur des représailles des talibans "c'est celle qui a simplement travaillé pour des organisations étrangères, avec l'armée en premier lieu, mais pas seulement, ce qui fait beaucoup de personnes, qui en plus ont perdu leur travail. On parle souvent des interprètes, mais c'est aussi la femme qui faisait le ménage, le cuisinier, le chauffeur, donc beaucoup de monde", souligne Oriane Zerah.

A un moment, il fallait que les personnes qui voulaient un visa prouvent qu'elles étaient en danger de mort, ce qui était possible pour certaines mais pas pour d'autres.

Oriane Zerah, photographe française, exfiltrée de Kaboul vers la France la 18 août 2021

Un document confidentiel de l'ONU publié ce vendredi 20 août 2021 vient confirmer ces craintes : il démontre que les talibans ont intensifié leur traque des Afghans ayant travaillé avec les forces étrangères. La photographe Oriane Zerah précise qu'en plus du dénuement dans lequel se retrouvent aujourd'hui ces Afghans — qui craignent les représailles des talibans—, "ils peuvent aussi être pointés du doigt par des voisins ou des gens autour d'eux, souvent par jalousie, pour les avantages qu'ils avaient dans leur travail avec les organisations étrangères."

Qui veut et qui peut partir ?

Des visas ont été délivrés à des personnels afghans par les pays étrangers qui les employaient, mais pas à tous. "A un moment, il fallait que les personnes qui voulaient un visa prouvent qu'elles étaient en danger de mort, ce qui était possible pour certaines mais pas pour d'autres qui n'avaient pas de moyens d'apporter les preuves", explique Oriane Zerah. Dans ces cas-là, si les ambassades n'ont pas délivré de visa, "ce sont logiquement tous ceux qui ont les moyens financiers de se payer un visa qui peuvent en obtenir et pas les autres. Mais au final, c'est beaucoup trop peu de visas délivrés quand on le ramène au nombre de gens qui veulent fuir, avec des vraies raisons de partir", explique la photographe française.

Dimanche après-midi, Kaboul était comme morte, les gens étaient enfermés dans leurs logements et attendaient de voir ce qui allait se passer.

Charlie Faulkner, journaliste britannique indépendante en Afghanistan depuis décembre 2020

Les profils des personnes qui risquent d'être inquiétées par le nouveau régime des talibans sont malgré tout très variés. Oriane Zerah donne l'exemple d'un professeur de sport pour qui elle a fait des photos la veille de la chute de Kaboul : "Cet homme entraînait des jeunes adolescentes au judo et à partir du moment où il y a eu des pourparlers entre le gouvernement afghan et les talibans à Doha au Qatar, l'année dernière, il ne s'est plus mis en tenue de judo. Il n'est plus monté sur le tatami avec elles. Il se tenait en retrait et donnait ses cours de loin. Cette personne est l'exemple de quelqu'un qui pourrait être inquiété, il m'a dit qu'il pouvait être en danger, qu'il voulait partir, mais il n'est pas sûr du tout qu'il puisse sortir du pays."

Une majorité qui aspire à la sécurité

Malgré les milliers d'Afghans qui tentent de rejoindre les avions étrangers pour fuir le pays depuis lundi, ce n'est pas la majorité de la population qui tente de fuir. La journaliste indépendante, Charlie Faulkner, présente à Kaboul depuis plusieurs mois, témoigne de la situation étrange qu'elle observe sur place : "Il y a eu une énorme panique dimanche matin parce que tout le monde pensait que l'arrivée des talibans signifiait des violences, un bain de sang. Et l'après-midi, c'était très étrange, tout était très calme, avec des véhicules de talibans qui bloquaient des rues, sans que rien de particulier ne survienne. La ville était comme morte, les gens étaient enfermés dans leurs logements et attendaient de voir ce qui allait se passer".

J'ai parlé avec des gens dans des cafés, dans des magasins de téléphonie et ils me disent que pour eux la situation sécuritaire est meilleure, de façon significative, parce que les talibans sont là.

Charlie Faulkner, journaliste britannique indépendante en Afghanistan depuis décembre 2020

Depuis lors, la situation s'est modifiée doucement, explique la journaliste : "La ville est revenue à la vie petit-à-petit ces derniers jours, mais l'atmosphère est toujours très bizarre, avec beaucoup de magasins, de marchés qui sont encore fermés. Il y a malgré tout quelque chose qui se passe, comme une sorte d'espoir. J'ai parlé avec des gens dans des cafés, dans des magasins de téléphonie et ils me disent que pour eux la situation sécuritaire est meilleure, de façon significative, parce que les talibans sont là. Ces gens ont espoir que les choses vont bien se passer, mais ils attendent que les talibans tiennent parole sur leur promesses d'ouverture et de réconciliation."

Aujourd'hui, j'ai eu des conversations intéressantes avec des talibans dans la rue, certains blaguaient même. C'est définitivement très étrange, il y a beaucoup d'angoisse, d'anxiété.

Charlie Faulkner, journaliste britannique indépendante en Afghanistan depuis décembre 2020

Cette ambiance attentiste ne permet pas de savoir encore comment la société va être gérée par le nouveau pouvoir islamiste et intégriste des talibans, selon Charlie Faulkner, qui remarque, à propos des femmes, qu'"il n'y en pas beaucoup dans les rues. On en voit quelques-unes, mais elles sont bien plus voilées et bien plus couvertes d'un point de vue vestimentaire qu'auparavant." Sur le sort réservé aux femmes, la journaliste ne sait pas encore ce qu'il risque de se passer : "J'ai posé la question à un homme sur le statut des femmes et il m'a répondu qu'il n'y aurait pas de problèmes tant qu'elles étaient habillées de façon islamique. Un taliban m'a d'ailleurs demandé de cacher mon visage, mais pour l'instant il n'y a pas de répression ou d'incidents sur ces sujets."

À Kaboul, la population semble retenir son souffle, aux dires de la journaliste. Est-ce à dire que les crimes et la société totalitaire constituée de 1996 à 2001 par les talibans seraient évitables cette fois-ci ? Charlie Faulkner ne le sait pas, mais elle avoue être pour l'instant déstabilisée : "Des gens dont le véhicule avait été volé se le sont vu rendre par des talibans, et ça a été médiatisé. Aujourd'hui, j'ai eu des conversations intéressantes avec des talibans dans la rue, certains blaguaient, même. C'est définitivement très étrange, mais il y a beaucoup d'angoisse, d'anxiété. Tout le monde se demande ce qu'il va se passer par la suite."