Afghanistan : retour en force des Talibans, le président Ghani offre un cessez-le feu

Image
Les forces afghanes sur le qui-vive, malgré la fin des combats à Ghazni
Les forces afghanes sur le qui-vive, malgré la fin des combats à Ghazni
© AP photo / Mohammad Anwar Danishyar
Partager8 minutes de lecture
Le président afghan Ashraf Ghani a déclaré dimanche un cessez-le-feu de trois mois avec les talibans, à condition que ceux-ci interrompent également les combats. L'annonce intervient après dix jours extrêmement violents. Le 9 août, les talibans avaient lancé un assaut contre Ghazni. A cette incursion se sont ajoutées des attaques de bases militaires gouvernementales dans d'autres régions du pays. Quelles sont les capacités réelles et la stratégie des insurgés face à cet État affaibli ?
Mise à jour du 20/08/2018 :

 "J'annonce à nouveau un cessez-le-feu à partir de demain (lundi 20/08, peu avant l'Aïd al-adha, la fête musulmane du sacrifice) jusqu'à l'anniversaire du prophète (le 21 novembre) à condition que les talibans fassent de même", a lancé le président Ghani lors d'une intervention télévisée à l'occasion du jour de l'indépendance nationale.
Dans des communiqués séparés, le chef de la diplomatie américaine, Mike Pompeo, et le secrétaire général de l'Otan, Jens Stoltenberg, ont dit soutenir cette offre de cessez-le-feu. 
"Il n'y a pas d'obstacles pour les pourparlers... Le temps de la paix est venu", a déclaré M. Pompeo à l'égard des talibans. "Nous restons prêts à soutenir, faciliter et participer à des négociations directes entre le gouvernement afghan et les talibans", a-t-il ajouté.
L'annonce intervient après 10 jours extrémement violent dans le pays. En particulier autour de la ville de Ghazni soumise à une attaque des Talibans à partir du 9 août. Une offre qui souligne la faiblesse du gouvernement face à des rebelles toujours plus actif. Les talibans n'ont pas encore répondu à la proposition du chef de l'Etat. 


L'attaque a commencé dans la nuit du 9 au 10 août et s'est terminée le 14. Cinq jours de combats qui ont coûté la vie à 300 personnes selon Tariq Shah Bahrami, ministre de la Défense : une centaine de membres des forces de sécurité, une vingtaine de civils et près de 200 Talibans. Les insurgés ont été repoussés de cette ville qui s'anime à nouveau, où les commerçants sont occupés à nettoyer ou à reconstruire leurs boutiques.

TV5 JWPlayer Field
Chargement du lecteur...


Toutefois, si les autorités déclarent avoir repris le contrôle total de Ghazni, la crainte d'une reprise des hostilités demeure. Mercredi, un correspondant de l'Agence France Presse disait avoir aperçu des Talibans dans au moins un village à l'extérieur de la ville. Leur présence aurait également été signalée par des habitants dans d'autres localités à proximité. 

Dans le même temps, au nord, des rebelles lançaient deux attaques sur des bases militaires gouvernementales, tuant une cinquantaine de soldats et en en capturant une quarantaine d'autres. « C'est une tragédie que la base [de Chenaya, NDLR] soit tombée aux mains des ennemis. Des soldats ont été tués, d'autres capturés et certains se sont enfuis dans les collines », indique un porte-parole de l'armée afghane.
 

14% du territoire afghan aux mains des Talibans


Malgré ses 200 000 soldats actifs, l'armée afghane essuie depuis plusieurs mois de nombreux revers : une partie de plus en plus importante du pays n'est plus soumise à l'autorité centrale.

« Cela fait longtemps que les insurgés travaillaient sur leur offensive de Ghazni. Pendant des mois, ils étaient occupés à s'emparer de bourgades environnantes. Ils se rapprochaient, petit à petit, et se débarrassaient des checkpoints gouvernementaux. Aujourd'hui, ils passent à l'action dès qu'ils le peuvent », précise Wassim Nasr, journaliste à France 24 et auteur de « État islamique, le fait accompli » (Ed. Plon).

L'Afghanistan et ses 34 millions d'habitants assistent au retour en force de l'insurrection la plus ancienne, la plus puissante et la plus organisée de l'histoire récente du pays. Profitant d'un pouvoir central faible, les Talibans détiennent, selon une étude du FDD's Long War Journal, 14% du territoire national, où ils peuvent agir comme bon leur semble. Les impôts, le trafic de drogues, la taxation de l'opium et, depuis peu, la production d'héroïne - avec plusieurs centaines de laboratoires dédiés - leur permettent de financer leur guérilla contre Kaboul et leur indépendance politique et idéologique - thème récurrent de leur discours.

Mais les Talibans ne sont pas pour autant dans une stratégie de conquête. « Ils vont dans une ville et l'évacuent assez vite, comme cela a été le cas à Ghazni. Pourquoi ? Pour s'emparer de munitions et de véhicules, humilier le gouvernement et signaler leur présence. Ainsi, sachant que les Talibans ne sont jamais loin, les fonctionnaires municipaux y réfléchissent à deux fois quand ils sont sommés de collaborer », explique Wassim Nasr. L'idéologie véhiculée par les Talibans séduit même une partie de la population. Leur nationalisme refusant la présence étrangère se nourrit des bombardements meurtriers des forces internationales.
 

L'histoire de l'Afghanistan est-elle en train de se répéter ?


L'influence talibane ne se manifeste plus seulement à l'intérieur des frontières nationales. Comme il y a deux décennies, elle s'exprime aussi sur le plan diplomatique.

Le 27 septembre 1996, les Talibans s'emparent de Kaboul et entament un règne de cinq ans sur le pays, même s'ils ne contrôlent de facto que 10% du territoire. Leur "Émirat islamique d'Afghanistan" (d'ethnie et de langue pachto) était plus petit que leur sanctuaire actuel. En 1996, la secrétaire d'État américaine Madeleine Albright prend la parole pour qualifier la prise de Kaboul de "pas positif". Pour les Américains, les Talibans sont alors un rempart contre Al-Qaïda et son chef, Oussama Ben Laden, ennemi public numéro 1 des États-Unis bien avant les attentats du World Trade Center.
 


Les Talibans essayent même d'ouvrir des représentations diplomatiques dans certains pays d'Asie centrale et du Golfe.

Wassim Nasr, journaliste à France 24


Aujourd'hui, bien qu'en guérilla depuis leur chute de 2001, les Talibans renouent avec la diplomatie internationale. Les États-Unis semblent lâcher du lest sur leur position de principe classique, selon laquelle les négociations de paix officielles doivent être conduites avec l'État afghan uniquement. Selon des sources dans les rangs des insurgés citées par l'Agence France Presse, des rencontres se sont tenues au Qatar entre représentants talibans et responsables américains. « Les deux parties ont exposé leurs exigences initiales et sont tombées d'accord pour continuer à discuter », déclare un commandant rebelle pakistanais à l'AFP.

Ces négociations rendues publiques en disent long sur la perte d'influence des autorités afghanes dans le processus de paix. « C'est un grand coup contre le gouvernement qui l'affaiblit en vue des négociations à venir. Les Talibans sont dans une montée en puissance. Ils essayent même d'ouvrir des représentations diplomatiques dans certains pays d'Asie centrale et du Golfe. Il y a une dynamique qui est favorable aux Talibans et pas aux forces gouvernementales », déclare Wassim Nasr à France 24.
 

L'État afghan n'est pas celui des Afghans


Sur le plan intérieur, si les Talibans sont davantage dans une stratégie de position que de conquête, la situation révèle la faillite de l'État afghan dont la population est parfaitement consciente.
 


Les Afghans eux-mêmes n'ont jamais eu confiance dans leur gouvernement.

Karim Pakzad, chercheur à l'IRIS


« Les Afghans eux-mêmes n'ont jamais eu confiance dans leur gouvernement car, selon eux, il est le résultat de fraudes électorales. Lors de l'élection présidentielle de 2014, les deux candidats qualifiés pour le second tour [Abdullah Abdullah et Ashraf Ghani, NDLR] se sont déclarés vainqueurs », rappelle Karim Pakzad, chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste de l'Afghanistan. « Les deux hommes représentaient des alliances ethniques bien distinctes. Le risque d'affrontements était très élevé. L'administration Obama est intervenue pour les mettre d'accord et former un gouvernement d'union nationale, une disposition non prévue par la Constitution afghane », poursuit-il.

De surcroît, le Congrès américain a reconnu en mai dernier que la communauté internationale avait écoulé plusieurs dizaines de milliards de dollars d'aides en Afghanistan depuis 2002, sans contrôle suffisant, exacerbant la corruption endémique. Selon l'organisation "Transparency International", le pays se retrouve aujourd'hui parmi les plus corrompus au monde, gangrené jusque dans la moindre de ses institutions.

Un Centre anti-corruption a bien été inauguré en juin 2016, mais ses employés se sentent mal protégés. « Malheureusement, nous ne sommes pas en sécurité, nos maisons ne sont pas protégées, le trajet pour nous rendre au centre n'est pas sécurisé et, même à l'intérieur, nous nous sentons vulnérables », avoue à l'AFP la juge Anisa Rasooli depuis son bureau, où elle travaille sur des cas de personnalités éminentes. « Des gens vraiment dangereux », selon elle.

Dans cet État faible, les désertions se multiplient. Selon Wassim Nasr, il y a les opportunistes, qui décident de faire affaire avec les Talibans. Il y a les idéologues, séduits par leur discours. Il y a aussi des citoyens lambda, qui se sentent plus en sécurité sous leur contrôle.
 

L'État islamique, une présence pas si dérangeante pour les Talibans ?


Autre point noir au tableau afghan : Daech. Défait de Syrie et d'Irak, le groupe djihadiste se recentre sur l'Afghanistan, où les spéculations sur ses effectifs vont bon train. Ils seraient plusieurs milliers selon le Kremlin, seulement quelques centaines selon l'OTAN.
 


Les Talibans essaient d'avoir l'air moins radical que l'État islamique et tentent de ménager les minorités.

Wassim Nasr, journaliste à France 24


Difficile pour les Talibans d'affirmer que l'implantation récente de l'État islamique n'a pas modifié leur stratégie. La concurrence entre ces deux organisations aux objectifs très différents est réelle et violente sur le terrain. La recrudescence récente d'attentats attribués aux djihadistes de Daech ferait presque les affaires des Talibans, qui s'empressent de publier des communiqués accusant la partie adverse après chaque bain de sang. « Les Talibans essaient d'avoir l'air moins radical que l'État islamique et tentent de ménager les minorités », selon Wassim Nasr, qui parle de calculs politiques.

Toutefois, l'hypothèse du "point d'équilibre" commence à faire son chemin. Selon Karim Pakzad, l'inclusion durable des Talibans dans les négociations de paix, décidée par les Américains, est une première et un tournant historique. Le chercheur l'affirme, « nous sommes plus que jamais proches d'une solution de paix » dans ce pays en guerre depuis près de 40 ans.