Afghanistan : vers une débâcle historique ?

Ce dimanche 29 novembre, au moins 30 membres des forces afghanes ont été tués dans un attentat-suicide, dans la province de Ghazni à l'est du pays. Devant la recrudescence des violences des talibans contre l’armée afghane et alors que les Américains accélèrent le départ de leurs troupes sur place, il est difficile de ne pas constater que cette guerre sans fin n’a finalement pas servi à grand-chose.

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Afghanistan attentat
Les forces de sécurité inspectent le site, après une explosion à la bombe à Kaboul, en Afghanistan, le lundi 16 novembre 2020.
AP Photo/Rahmat Gul
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Malgré ses tergiversations, à coup de tweets, Donald Trump cédera bien les clés de la Maison Blanche le 20 janvier prochain. D’ici là, il a encore le temps de prendre quelques directives, notamment d’accélérer le départ des troupes américaines d’Afghanistan. Une décision prise, après une intervention qui aura duré 19 ans, avec des investissements colossaux, mais qui aura accouché d’une souris. Le bilan de cette guerre est négatif, alors que l’ombre des talibans, avec qui les États-Unis négocient, n’a cessé de planer sur le pays et que les groupes terroristes continuent de multiplier les attentats.

Aujourd’hui, Kaboul semble impuissante face à une prise de pouvoir des talibans qui paraît "inéluctable", selon Emmanuel Dupuy, président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe et vice-président du Centre pour l'amitié France Afganistan.

TV5MONDE : Comment expliquer la recrudescence récente d’attentats à Kaboul ? 

Emmanuel Dupuy :
La situation est paradoxale, car il y a une multiplication des attentats et que la période aurait dû être toute autre. Des négociations pour la paix sont en cours entre Kaboul et les talibans à Doha, de façon parallèle, mais néanmoins convergente. Les revendications de ces attentats sont diverses : il y a d’un côté les talibans, de l’autre, l’État Islamique dans le Khorasan. On voit que clairement, la situation échappe de plus en plus à l’autorité gouvernementale. 

L’autre paradoxe se situe aussi dans le fait que les forces afghanes multiplient et réussissent certaines opérations. Le vice-président, Amrullah Saleh, a lancé un plan qui concernait Kaboul et va être élargi à d’autres provinces, dans le but d’éradiquer la criminalité et le terrorisme. Ce plan fonctionne plutôt bien, ce qui fait dire aux Afghans que le vice-président en fait beaucoup plus pour le pays que le président Ashraf Ghani. Ce paradoxe a fait que les autorités locales prennent également des initiatives. Dans le nord, le maréchal Abdul Rachid Dostom a lui-même lancé sa propre guerre, en créant une milice, afin de lutter contre les talibans, dont il estime qu’ils ne sont pas suffisamment combattus par les troupes étrangères, qui vont prochainement se retirer.

On discute donc de paix depuis presque un an à Doha, on a le sentiment que tout le monde s’accorde pour aller vers une sortie de crise, avec un processus d’inclusion des talibans dans le jeu politique et pourtant, ces mêmes talibans, mais aussi l'État Islamique, continuent leurs opérations. Cela est sans doute une stratégie qui consiste à mettre la pression sur les négociateurs à Doha. D’ailleurs, les négociations intra-afghanes piétinent depuis leur lancement, le 12 septembre dernier. 

Voir aussi : Afghanistan : des négociations de paix s’ouvrent entre les talibans et le gouvernement

Les initiatives locales ne freinent-elles pas justement les négociations à Doha ? 

Emmanuel Dupuy : Il y a là aussi un double phénomène, qui précède ces négociations. Le caractère bicéphal du pouvoir pose problème depuis un moment. Il y a de plus en plus de dissensions à Kaboul, entre Abdullah-Abdullah, président du Haut conseil pour la réconciliation nationale et le président Ashraf Ghani. Parmi les négociateurs envoyés par les deux hommes, certains ne sont pas d'accord entre eux.

Il y a également des dissensions locales, avec des logiques claniques, territoriales et régionales qui ressurgissent. Pour exemple, le fils du commandant Massoud, Ahmad, a avoué que les Tadjiks, dans la vallée du Panshir, sont en train de se réarmer, au cas où les talibans reviendraient au pouvoir.

La prise de pouvoir des Talibans paraît-elle désormais inéluctable ? 

Emmanuel Dupuy : Elle l’est, d’autant plus qu’elle est inscrite dans l’accord dit de paix. À force de ne pas vouloir voir la réalité, qui consiste à constater que ce n’est pas un accord de paix, mais un accord de réinstallation des talibans au pouvoir, on passe à côté d’une triste fatalité, contre laquelle la communauté internationale n’a pas fait grand-chose.
Les talibans ont, par exemple, tué plusieurs ressortissants français il y a quelques années et pourtant on ne peut pas dire grand-chose. La situation ne concerne pas seulement les Américains, même s’ils constituent le principal contingent parmi les 14 000 forces de l’OTAN sur place. Les forces européennes sont absentes, la France a, par exemple, vu son dernier soldat quitter le territoire en 2014 et l'Allemagne va prochainement suivre les États-Unis en retirant ses soldats sur place. 

Pour finir, les négociations à Doha se font entre les Américains, les talibans et le pouvoir afghan. Ce dernier n’ayant été associé aux discussions que très mollement et tardivement, on ne peut que constater que les talibans sont aux portes du pouvoir. 

Peut-on imaginer un changement de stratégie avec l’arrivée prochaine de Joe Biden à la tête des États-Unis ? 

Emmanuel Dupuy : Oui et non. Le président Biden a confirmé que les États-Unis quitteraient le territoire afghan. Ce qui peut éventuellement changer, c’est la vitesse du redéploiement des soldats américains. 
Il ne faut pas oublier que Donald Trump a fait du retour des 8000 soldats américains un argument de campagne. Il avait promis que plus un seul soldat américain ne sera présent sur le territoire afghan d’ici la fin de l’année, il est donc possible que Joe Biden n’ait même pas à régler ce problème. Il paraît très peu probable de le voir renvoyer des soldats par la suite. 

Pour autant, au sein des équipes, notamment à la tête de la CIA, il y a des membres qui semblent plus interventionnistes. Il semble que malgré leur désengagement, les Américains sont en train de transformer les talibans en supplétifs pour mener des opérations contre l’État Islamique. Ils comptent donc légitimer les talibans comme une force locale, qui, ayant rompu avec le terrorisme, devrait réintégrer les forces armées, voire le pouvoir, pour lutter contre le "véritable ennemi", défini comme tel par Washington, c’est-à-dire, l’État islamique au Khorasan. 

La conférence des donateurs des 23 et 24 novembre dernier a réuni près de 10 milliards d’euros d’aide à l’Afghanistan. Est-ce que cela peut représenter un danger dans la mesure où les talibans arriveraient au pouvoir ?

Emmanuel Dupuy : Toutes les conférences des donateurs précédentes ont démontré que ce n’est pas en déversant des milliards que l’on va améliorer les choses. Une bonne partie de cet argent sera consommée par les forces de sécurité. Le véritable enjeu est donc de savoir quelle sera la place des talibans dans ces forces de sécurité.
Parlera-t-on d’un processus de réintégration. Il y a de quoi être préoccupé car il y aura des césures au sein de l’armée, avec un certain nombre de militaires et de membres des forces armées qui ne reconnaîtront pas les talibans qu’ils combattaient encore récemment. 

L’autre danger qu’a pointé du doigt, à Genève, la conférence des donateurs, c’est qu’il faut que cet argent soit conditionné au respect des minorités ethniques et religieuses ou encore des femmes. Il ne faut pas oublier que la plupart des attentats qui ont visé Kaboul, ont visé l’ouest de la ville, majoritairement peuplé par les chiites hazaras. 
Les donateurs ont aussi été très clairs sur le fait que cet argent ne doit pas permettre d’installer un gouvernement qui changerait le nom de l’Afghanistan en Émirat islamique d’Afghanistan, remettrait en cause la constitution de 2004 et invaliderait les dernières élections en récusant la légitimité d’Ashraf Ghani.
Il y a donc beaucoup de questions et de dangers, mais il y a urgence, car le pays est démuni face à la crise sanitaire qui a fait des ravages, notamment après la première vague de la pandémie de Covid-19. 
Les plus mauvaises langues diront que c’est une façon assez habile, de la part de ceux qui ne veulent plus être présents militairement en Afghanistan, de dire qu’ils restent quand même aux côtés du pays. C’est un peu dans cette démarche que s’inscrit l’Allemagne. 

Y a-t-il un espoir de paix, ou après des décennies de guerres, toute initiative est vouée à l’échec ? 

Emmanuel Dupuy : Les nombreux paradoxes veulent que les Afghans en ont assez d’une situation qui dure depuis une quarantaine d’années et de 19 ans de présence occidentale, qui in fine, n’empêche pas les attentats qui touchent les principaux symboles de la normalisation et la réussite afghane : l’éducation, l’accès aux soins, les mariages et autres domaines de reprise de la vie sociale. Ils se disent qu’il faut trouver une autre solution qu’une présence occidentale. En même temps, ils ont un sentiment d’incertitude face aux talibans et sont donc à la fois révoltés et résignés face à une situation qui semble inextricable.