Le Conseil d’analyse économique (CAE) publie ce mardi une analyse qui fait un état des lieux de « la fuite des cerveaux » français. Le constat est loin d’être alarmant, mais les deux auteurs de l’étude invitent les pouvoirs publics à accorder plus d’importance à ce phénomène croissant.
« La mobilité des personnes qualifiées étant un phénomène inéluctable, il importe de s’interroger sur les moyens pour la France d’en tirer bénéfice»,
écrivent Cecilia García-Peñalosa, directrice de recherche au CNRS à l’école d’économie d’Aix-Marseille et Etienne Wasmer, professeur d’économie à Sciences Po. Car,
« un pays qui n’envoie pas de personnes à l’étranger ne se développe pas. Ces départs permettent aussi de montrer que la France forme bien ses citoyens. Ce qui se confirme quand les expatriés trouvent un emploi dans leur pays d’accueil. La France peut en tirer partie : ils entretiennent des liens scientifiques, commerciaux de haut niveau», précise Etienne Wasmer.
Si c’est un si bon signe du rayonnement de la France, pourquoi faudrait-il s’inquiéter des départs ?
« Ce qui nous a alerté, c’est que même si le nombre de départs équivaut grosso modo à celui des arrivées, la tendance au départ double tous les quinze ans. Dans quinze ans, il y aura deux fois plus d’expatriés que maintenant et dans trente ans, quatre fois plus. Si tous les gens susceptibles de partir, commencent à le faire, il va falloir que l’on puisse conserver le maximum d’atouts », fait remarquer l’économiste qui a scruté avec Cecilia García-Peñalosa les chiffres de l’INSSE.
Dans le flou des statistiques françaises
Membres du Conseil d’analyse économique (CAE), ils ont constaté qu’environ trois millions de personnes nées dans l’Hexagone habitent à l’étranger. Problème : la France ne produit pas de statistiques précises sur les travailleurs qui s’expatrient. On ne peut pas déterminer ce qu’ils font et encore moins leurs liens avec leur pays. Grâce aux réseaux sociaux, les économistes ont tout de même observé trois grandes caractéristiques :
- Le flux net sortant annuel de personnes nées en France (expatriations nettes des retours) a doublé entre 2006 et 2011 pour s’établir à près de 120 000 personnes en 2011.
- Ces personnes ont entre 22 et 55 ans : « C’est-à-dire à un âge où les contributions nettes au système fiscal et social sont positives et importantes. »
- Elles sont très qualifiées.
Ceci étant dit, les taux d’émigration restent faibles par rapport à d’autres pays européens comme l’Allemagne (2 fois moins) ou encore le Royaume-Uni (4 fois moins). Ces derniers n’ont pas à s’inquiéter de leur taux d’expatriation puisque des travailleurs hautement qualifiés sont aussi prêts à s’y installer. Quand un Anglais quitte son pays pour les États-Unis, un Français s’installe à Londres pour travailler dans la finance.
Les tendances actuelles sont donc rassurantes. Mais il ne faut pas oublier que
« l’émigration de travailleurs qualifiés réduit le potentiel d’innovation du pays de départ », notent les deux économistes.
Etienne Wasmer prône une approche
« non défensive » :
« Il faut que ceux qui veulent partir puissent le faire en toute tranquilité et songer aussi au retour ». Pour y parvenir, les professeurs universitaires estiment qu’il faut
« améliorer la portabilité des droits à la retraite en centralisant l’information individuelle sur une seule plate-forme ». Des accords multilatéraux incluant des pays hors Union européenne seraient nécessaires.
De même, les auteurs de cette étude, souhaitent que ceux qui veulent venir en France n’aient pas une crainte particulière pour des questions administratives.
« On est dans un monde ouvert, il est légitime que les gens aillent là où ils sont demandés », affirme Etienne Wasner.
Car, cette étude invite à observer les départs à l’aune d’un autre flux : les entrées d’étrangers qualifiés. Et c’est là où la France doit rattraper son retard.
« L’évolution des effectifs d’étudiants étrangers en France depuis les années 1990 est positive, comparable à l’évolution observée en l’Allemagne, mais la progression est nettement en deçà de celle des pays anglosaxons, de la Suisse et de l’Italie».
Le parcours du combattant des étudiants étrangers
Depuis juillet 2013, les étudiants étrangers en France ont un an pour trouver un emploi après la fin de leurs études. Lorsqu’ils trouvent un emploi, si celui-ci est rémunéré au-dessus de 1,5 SMIC et correspond à l’objet de leurs études, ils peuvent demander une autorisation de travail sans que « la situation de l’emploi » leur soit opposable. Dans le cas contraire, l’autorisation de travail peut leur être refusée. Les principaux pays d’origine des étudiants sont les pays européens, les pays africains issus des anciennes colonies françaises, la Chine, les États-Unis et la Russie.
Pis, la France n’arrive pas à les garder -ou ne veut pas les garder- une fois leurs études finies. Si quelques efforts ont été faits ces dernières années, obtenir un titre de séjour reste extrêmement compliqué. De nombreux anciens étudiants se souviennent avec amertume de
la circulaire Guéant, qui a forcé des centaines de jeunes à plier bagages.
Même si ce texte a été abrogé, un diplômé étranger doit encore décrocher un CDI et son entreprise doit prouver qu’il est le seul à pouvoir occuper ce poste. Face à ces difficultés, ces diplômés hautement qualifiés optent très vite pour l’Allemagne ou les pays anglo-saxons. Y compris dans les situations les plus extrêmes, les réfugiés syriens ou irakiens ne choisissent pas la France, come
le note Le Monde. Rendre les universités plus attractives
Pour attirer ces étrangers qualifiés, Cecilia García-Peñalosa et Etienne Wasner invitent les pouvoirs publics à assouplir les démarches administratives et à rendre les universités plus attractives, quitte à en faire des établissements payants pour les étudiants hors UE :
« Ceci leur permettra de proposer une éducation de qualité comme le font déjà quelques Grandes-écoles et quelques diplômes. Pour financer ces études, il a fallu payer des impôts. Or, ces étudiants n’ont pas contribué. C’est du bon sens. Il faut dire que quand les étudiants voient des études gratuites, ils ne sont pas forcément attirés. Ce n’est pas un très bon signal. On vit dans un monde où les États-Unis font payer 40.000 euros par an pour proposer de bons cursus. On ne veut pas faire payer la même quantité. Mais le principe doit être similaire».
Tidjane Thiam, un "talent étranger"Il y a un an, Tidjane Thiam devenait le premier président d’origine africaine du très prestigieux Crédit Suisse, la deuxième banque helvétique. Né en côte d’Ivoire en 1962 dans une famille influente, il complète sa scolarité au Lycée classique d’Abidjan. Puis, fait ses études supérieures d’ingénierie en France. Plus précisément à l’Ecole polytechnique où il a été le premier ivoirien a intégrer cette Grande-école,
écrit la Tribune de Genève. Il complétera son déjà impressionnant CV avec un MBA à l’Institut européen d’administration des affaires. Mais une fois son diplôme en poche, il ne peut pas rester en France. Avoir brisé « le plafond de verre » de la République n’a pas suffit. Cap donc pour Londres, où il débutera une brillante carrière. La France s’en mord aujourd’hui les doigts. Tidjane Thiam est considéré comme une des cinquante personnalités africaines les plus influentes au monde,
selon Jeune Afrique. Comme lui, des milliers de jeunes diplômés ont tenté leur chance ailleurs.
C’est qu’il faut déployer tout un éventail d’arguments car
« on ne pourra pas faire des gestes fiscaux, on a un système social à financer. En revanche, on peut miser sur notre qualité de vie ».
Un atout non négligeable. Le mode de vie à la française peut aussi compenser les difficultés linguistiques quand ces talents étrangers sont issus des pays non francophones :
« Certainement, il y a dix ans ou quinze ans c’était un véritable obstacle. Aujourd’hui, nous avons fait beaucoup de progrès. Même si les pays du Commonwealth ont toujours eu un grand avantage ».
Ce discours de grande ouverture et de mobilité détonne dans le contexte actuel où le repli sur soi semble être un programme de campagne.
« Il faut demander à ceux qui ont peur des étrangers s’ils sont contents d’avoir des médecins compétents formés en France ou ailleurs. Il faut leur demander s’ils sont contents d’accueillir des chercheurs de haut niveau. Je suis convaincu qu’on a énormément à gagner dans cet échange, se réjouit Etienne Wasner.
A condition de se préoccuper dès maintenant des futurs départs ».
Les scientifiques, le nerf de la guerre
Attirer des scientifiques étrangers et garder les talents nationaux est une préoccupation constante dans les milieux universitaires. Là encore, il ne s’agit pas d’être alarmiste. Mais d’envisager l’avenir avec sérénité. « La ‘visibilité’ des scientifiques nés à l’étranger et travaillant en France est équivalente à celle des scientifiques nés en France et travaillant à l’étranger. » Les flux sont donc équilibrés « alors qu’on était excédentaires il y a dix ans », explique Etienne Wasner. Mais « on est déficitaires par rapport à l’OCDE. Il faut qu’on se demande pourquoi on n‘a pas plus d’Allemands, d’Espagnols ? Il vaut mieux qu’on s’en préoccupe maintenant plutôt que dans dix ans ». D’autant que « les physiciens-chercheurs les plus productifs sont ceux qui quittent l’Europe pour les États-Unis, suivis de ceux qui restent aux États-Unis, puis de ceux qui restent en Europe. »