Agriculture : les paysans bientôt accusés de contrefaçon ?

Le Sénat français a adopté mercredi 20 novembre à l'unanimité une proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la contrefaçon. Les semences sont concernées et les paysans pourraient se retrouver sous le coup des lois de la propriété intellectuelle de quelques grandes entreprises soutenues par les services des douanes et de la répression des fraudes.
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Agriculture : les paysans bientôt accusés de contrefaçon ?
Siège social de Limagrain, 4ème plus gros semencier au monde
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Imaginez un monde où des inspecteurs des douanes feraient la chasse aux fermiers qui sèment leurs propres semences ou font reproduire leurs propres bêtes : "Contrefaçon ! Vos semences de blé appartiennent à l'entreprise X, vous n'avez pas le droit de les ré-utiliser sans payer, vous êtes en infraction. Vous devez prouver que vous utilisez des semences non certifiées et vous devez fournir les factures ! Votre bœuf n'est pas certifié pour la reproduction, vous n'avez pas de facture qui le prouve, vous êtes en infraction !" Sous prétexte de défendre la propriété intellectuelle de quelques multinationales semencières, le patrimoine végétal et animal, protégé et transmis durant des millénaires par des générations de paysans pourrait leur être confisqué si cette proposition de loi était appliquée. Mais que peut donc justifier de telles dispositions, qui pour être déjà appliquées en Amérique du Nord et du Sud dévastent la petite paysannerie tout en détruisant la biodiversité ?

Ces graines m'appartiennent !

Agriculture : les paysans bientôt accusés de contrefaçon ?
Avec la loi sur la contrefaçon l'amour des plantes sera-t-il sacrifié sur l'autel du profit industriel ?
En France, les semences agricoles sont inscrites dans un registre national qui autorise leur culture, et ce depuis les années 30. Depuis 1997, toutes les variétés potagères ont elles aussi leur propre registre, avec l'obligation d'y être inscrites pour que les agriculteurs aient le droit de les utiliser. L'enregistrement des semences est payant. Ces semences appartiennent aux semenciers qui les y inscrivent : ceux qui les utilisent ensuite, les paysans, sont donc soumis à un droit de propriété intellectuelle gravé dans le marbre par l'adoption du certificat d'obtention végétale (COV) voté en France en décembre 2011. Les agriculteurs ont donc l'obligation de racheter les semences chaque année, pour les hybrides non reproductibles, ou bien payer des royalties, dans le cas des semences reproductibles. Les semences dites "de ferme" (reproduites chaque année par les paysans eux-mêmes) sont soit assujetties aux COV et soumises à compensation financière auprès des semenciers, ou bien sont illégales. Aujourd'hui, la preuve de l'utilisation légale d'une semence par un agriculteur doit être apportée par le semencier lui-même, ce qui protège relativement bien les agriculteurs des poursuites. Avec la proposition de loi sur la contrefaçon votée au Sénat, ce serait désormais l'inverse : les paysans devraient prouver qu'ils sont en règle à chaque fois que l'Etat ou qu'un semencier leur demanderaient des comptes, ou pire, lorsqu'ils voudraient vendre leur production. Le sénateur socialiste à l'origine de cette disposition, Richard Yung, justifie cette disposition dans le cadre des semences pour "protéger nos entreprises" et insiste en indiquant que "le risque, c’est que vous développiez une nouvelle plante, et qu’elle soit reproduite sans que l’on vous paye, c’est comme dans tous les autres domaines : les gens copient". La coalition d'organisations "Semons la biodiversité" résume l'énormité de la situation et ses répercussions dans une lettre ouverte aux sénateurs français , le 12 novembre dernier  : "(…)Ressemer des semences, donc les reproduire, sera une contrefaçon. Le paysan pourra alors voir sa récolte simplement saisie par les services de l’État. Pour éviter tout problème, il devrait donc, chaque année racheter ses semences ou payer des royalties. Le fonctionnement sera le même en élevage pour les mâles reproducteurs. Et il n’y a pas d’échappatoire ! Tout paysan qui ne pourra présenter les factures de ses semences, de ses animaux ou de ses préparations naturelles sera considéré, a priori, comme étant dans l’illégalité. L’industrie se retrouve donc seule à avoir le droit de poursuivre le travail engagé par les paysans depuis des millénaires !(…)"

Dérives législatives

Agriculture : les paysans bientôt accusés de contrefaçon ?
Destruction de semences et de récoltes en Colombie pour cause de contrefaçon
En Colombie, la vente de semences issues de la sélection paysanne est déclarée illégale depuis 2011 : les accords de libre-échange avec les Etats-Unis obligent désormais les paysans à semer uniquement des semences certifiées deux à trois plus chères que les semences de ferme. Près de 3000 tonnes de semences ont été détruites ou confisquées en 2012 par le gouvernement colombien pour satisfaire cette réglementation qui protège les droits de propriété intellectuelle des multinationales semencières et étrangle les petits paysans. Cette dérive législative n'est pas inconnue des sénateurs français qui ont pourtant voté à l'unanimité le renforcement de la loi sur la contrefaçon. Gérard Le Cam, sénateur communiste, secrétaire du Sénat et vice-Président de la commission des affaires économiques apporte quelques précisions sur cette préoccupation : "Il y a plusieurs raisons qui font que nous sommes inquiets (le groupe communistes, ndlr), parce que nous savons que les brevets vont primer sur les COV et nous voulons faire inscrire dans la loi les cas où ce n'est pas une contrefaçon, parce qu'il y a de nombreux cas de figure où des agriculteurs de bonne foi peuvent être inquiétés par des grands groupes." Pour autant, les Sénateurs ont tous voté en faveur de la loi. Gérard Le Cam explique cette position par le fait qu'ils veulent "apporter des amendements, comme dans le cas de la preuve, pour que ce ne soit pas à l'agriculteur de prouver qu'il n'a pas commis de faute, mais au semencier", et de conclure en précisant : "nous sommes opposés à toute forme de brevet du vivant, et si nous avons voté pour [la loi] c'est à cause du volet industriel qui est très bien, mais le gouvernement ne voulait pas que l'on parle des semences. C'est un sujet particulier, on y reviendra, il y aura des discussions fin janvier pour modifier tout ça, avec la loi d'avenir pour l'agriculture." Avec le vote au Sénat en faveur d'un accord international sur les brevets unitaire, dès le lendemain de celui sur la contrefaçon, les inquiétudes du sénateur Le Cam se justifient un peu plus : les exploitants contaminés par des gènes brevetés de plantes ou d'animaux seraient désormais, là encore, assimilés à des contrefacteurs !

Resserrement

Agriculture : les paysans bientôt accusés de contrefaçon ?
Guy Kastler, paysan, co-fondateur de la Confédération paysanne et coordinateur de semences paysannes
Guy Kastler, paysan, membre fondateur de la confédération paysanne et coordinateur du Réseau Semences paysannes est inquiet lui aussi. Il voit dans la loi votée au Sénat un "nouvel ACTA (Accord commercial anti-contrefaçon, ndlr), qui, alors qu'il a été repoussé par les parlementaires européens va être mis en place en France, en pire !". La loi sur le brevet unitaire votée dans la foulée de celle sur la contrefaçon vient renforcer l'arsenal en faveur des multinationales semencières : "avec ce brevet unitaire, nous ne serons plus sous autorité nationale en cas de conflit, mais d'un tribunal international beaucoup plus facilement sous autorité directe des gens qui déposent les brevets, puisque ce sont eux qui font vivre ces tribunaux au niveau financier. L'office européenne des brevets accorde par exemple des brevets en contradiction flagrante avec la directive européenne sur les brevets. Mais il n'y a pas d'autorité directe de la cour de justice européenne ou d'un gouvernement sur ces sujets, donc ces juridictions ont une grande liberté", insiste Guy Kastler. Le resserrement législatif sur la contrefaçon des semences, avec action de l'Etat, est en cours, même si il n'est pas encore applicable, explique le paysan syndicaliste : "pour l'instant ces lois sont votées et ne sont pas appliquées : les décrets d'application ne sont pas déposés. Dans le cas des COV il n'y a que le blé tendre qui est concerné. Jusque là, l'agriculteur qui fait des semences de ferme, s'il ne déclare pas, il faut qu'on le poursuive. Avec la loi sur la contrefaçon, il y a des menaces de contrôles des douanes et de destruction des récoltes, comme en Colombie. L'Etat a décidé de sortir l'artillerie lourde pour obliger les paysans à payer les semenciers, et il se met directement à leur service." Des amendements devraient être proposés en janvier lors du débat sur la loi d'avenir pour l'agriculture. Ils devraient êtres soutenus dans le sens d'une protection du droit des paysans à reproduire leurs semences et échapper aux lois sur les contrefaçons. Mais il n'est pas certain que ceux-ci soient adoptés. Le principe de protéger les intérêts financiers des entreprises semencières au détriment de 10 000 ans de travail paysan pour la sauvegarde de la biodiversité semble bien défendu, particulièrement par son instigateur, comme le rappelle avec ironie Guy Kestler, le coordinateur du réseau Semences paysannes : "Le soutien aux grandes entreprises détentrices des brevets et des semences certifiées par les politiques est un problème, mais il faut savoir que le sénateur socialiste Richard Yung qui pousse cette loi sur la contrefaçon a été directeur de l'office des brevets européens pendant 15 ans…"