Deux entreprises et des particuliers chinois viennent d'acheter 1700 hectares de terres agricoles dans l'Indre. Cette discrète opération foncière inquiète le monde agricole et interroge la capacité des pouvoirs publics à enrayer la disparition de la paysannerie française. Elle questionne aussi, à termes, sur l'autonomie alimentaire du pays, et les motivations réelles des investisseurs chinois.
Les rachats de terres agricoles par des multinationales sont en croissance permanente à travers le globe et posent de nombreux problèmes : pollution, expropriation des populations locales, diminution des autonomies alimentaires nationales, etc. Les investisseurs - qu'ils soient des gouvernements ou des firmes internationales - ont entamé ces opérations de rachats depuis une quinzaine d'années avec des objectifs aussi variés qu'assurer la souveraineté alimentaire de leur propre pays, se lancer dans de nouvelles exploitations agricoles à forte croissance - comme les agrocarburants -ou simplement diversifier les placements de leurs actionnaires. Si jusque-là, les rachats de terres (agricoles ou non) se situaient dans des pays au sein de continents en voie de développement (Afrique, Amérique du Sud, Asie), le mouvement semble désormais s'étendre aux pays développés.
Le cas de la France et des rachats de terres agricoles dans l'Indre par des firmes chinoises serait-il le début d'un mouvement de fond aux conséquences négatives pour l'agriculture française ?
Contournement de la loi ?
L'opération de rachat des 1700 hectares par la firme HongYang, l'entreprise Beijing Reward International Trad et deux particuliers - tous Chinois - s'est déroulée entre 2015 et 2016 sur trois exploitations agricoles différentes.
Les terres sont situées sur plusieurs communes du département de l'Indre. Du blé, du colza et de l’orge y étaient cultivés. La loi française n'autorise pourtant pas une vente de terres agricoles sans l'autorisation d'une Safer (société d’aménagement foncier et d’établissement rural), organisme rattaché au ministère de l'agriculture et censé protéger les politiques publiques agricoles - comme par exemple la préservation du "modèle agricole familial". Les Safer ont normalement un droit de préemption, qui n'a pas pu s'appliquer dans le cas d'espèce.
Comment donc la Safer a-t-elle été contournée pour le rachat de ces 1700 hectares ? Le système est simple : les responsables des entreprises chinoises - ainsi que les particuliers - ont racheté la quasi totalité des parts de 3 sociétés civiles agricoles (SCA). L'une d'entre elles a même été constituée par un agriculteur fin 2015 pour permettre l'opération.
La Safer ne peut intervenir que dans le cas d'un rachat de fonciers à un agriculteur en propre, ou de la totalité des parts sociales d'une SCA. En ne rachetant pas l'intégralité des parts sociales, les investisseurs chinois prennent le contrôle de la SCA, mais ne deviennent pas un nouvel exploitant. La directrice départementale de la Safer du Centre, Valérie Diagne, regrette que les rachats n'aient pas été faits en totalité : "Des opérations de rachat de vignobles bordelais par des Chinois ont été effectuées, en intégralité, et dans ces cas là, les Safer peuvent accompagner les nouveaux exploitants, avec un droit de regard, mais aussi en donnant des avantages fiscaux aux racheteurs. Dans le cas des investisseurs chinois des SCA de l'Indre, on ne peut rien faire".
Le prix exact des transactions est difficile à connaître, puisque ce sont des parts sociales de société et non des terres agricoles seules qui ont été achetées. Le président de la chambre d'agriculture de l'Indre, Robert Chaze, confirme que les rachats de parts sociales correspondent à un prix supérieur au prix moyen des terres agricoles dans ce secteur de l'Indre, sans toutefois pouvoir confirmer le montant exact : "Personne n'a vu le montant des transactions, qui sont notariées, mais plusieurs sources indiquent que cela correspondrait à 10 000€ l'hectare. C'est beaucoup plus que le prix moyen de ce secteur où les terres ne sont pas d'un très bon rendement, et sont plutôt autour de 4000€. Cela fait des années que des rachats de terres par des étrangers s'opèrent dans l'Indre, et toujours à des prix plus élevés, ce qui a pour conséquence de faire monter les prix. C'est par contre la première fois que ce sont des Chinois qui rachètent des terres."
Valérie Diagne relativise l'aspect négatif de ces rachats, insistant sur le fait qu'elle "ne sait pas ce qu'il va se passer au niveau des exploitations". La Safer, au niveau national, elle, ne décolère pas sur le principe, et s'est fendue d'un communiqué de presse appelant au renforcement des politiques publiques sur le foncier afin d'empêcher les transactions du type de celles de China Hongyang et Beijing Reward International Trade :
"Acheter 1 700 ha de céréales en France sans aucun contrôle, c’est possible !
Ni la commission des structures, ni la Safer ne disposent des moyens juridiques pour s’assurer que le projet d’acquisition répond bien aux objectifs des politiques publiques. Il suffit, en effet, d’organiser la cession par le biais de ventes de parts sociales comme cela a été fait récemment au profit d’un groupe chinois dans l’Indre.
L’objectif poursuivi par ce groupe est pourtant aux antipodes du mode d’agriculture promu par la France depuis les années 60 et réaffirmé par la loi d’avenir pour l’agriculture en 2014 : aucune installation n’est prévue mais simplement la mise en place de salariés, aucune implication sur les territoires n’est possible à cette échelle, aucun circuit court n’est envisagé puisque la production est destinée à l’exportation."
(extrait du communiqué de la Safer)
China Hongyang, Beijing Reward International, Marc Fressange : quel rapport ?
Le groupe China Hongyang est spécialisé dans la fabrication et la commercialisation... d'équipements pour les stations-service et l'industrie pétrolière. C'est la "branche investissement" qui a rachetée une SCEA. L'entreprise Beijing Reward International Trade produit et commercialise du lait en poudre. Pour l'heure, rien n'a filtré quant à l'utilisation que ces firmes chinoises comptent faire des terres agricoles rachetées, même si la Safer estime dans son communiqué que les productions agricoles du groupe devraient être "
destinées à l'exportation". Les SCA ont toutes été placées en gérance ou en co-gérance - la plupart du temps au moment des rachats de parts - au nom d'un Français : Marc Fressange.
Marc Fressange est le fondateur-dirigeant d'une entreprise,
"Ouh La La France", enregistrée en Chine et spécialisée dans l'importation et la vente de grands crus et de produits agro-alimentaires français. Il est aussi "directeur Europe" depuis 2014 de "Chambrisse Investment", une entreprise de gestion de portefeuilles, spécialisée dans... les investissements pour le secteur agro-alimentaire en Europe, en France et en Chine. L'une des SCEA dont il est le gérant dans l'Indre se nomme "SCEA de Chambrisse". Marc Fressange, marié à une avocate chinoise, est donc l'instigateur des investissements de l'Empire du milieu, dont ceux de sa propre épouse, qui pourrait être l'une des deux particuliers co-actionnaires de l'une des 3 SCEA.
Quels sont les objectifs de l'entrepreneur français installé en Chine, et désormais gérant de 5 sociétés agricoles détenues - pour au moins trois d'entre elles - par des capitaux chinois ?
La réponse est difficile à donner : le principal intéressé est injoignable, et personne chez les responsables locaux des institutions publiques n'a de réponse définitive. Pour le président de la Chambre d'Agriculture de l'Indre, "
C'est probablement un investissement, ce qui a déjà été fait depuis des années par d'autres étrangers, comme les Hollandais, les Danois ou les Allemands. En général ils achètent des terres agricoles plus cher que le prix du marché, ce qui fait monter ensuite les prix. Ils exploitent un peu, mais pas toujours très bien, puis revendent, avec une plus-value. Je pense que c'est une sorte de placement pour des actionnaires, comme on le fait avec l'or : l'Europe est protectrice avec sa PAC (Politique agricole commune) et dans le contexte de la mondialisation, c'est rassurant d'investir dans le domaine agricole, dans un pays comme la France. En fin de compte, ce sont peut-être avant tout des opérations de placements spéculatifs de fonds chinois".
L'une des SCA, rachetée par l'entreprise Beijing Reward International Trade, était au nom d'un couple au nom hollandais, ce qui recoupe bien les procédés d'achat-revente décrits par le président de la chambre d'agriculture. Quant à "Chambrisse Investment", il est probable qu'elle soit la structure de départ depuis 2014, des opérations de rachats de terres des investisseurs chinois via son "directeur Europe", Marc Fressange...
La Chine place son argent dans la terre ?
Les investissements chinois en Europe, tous secteurs confondus, ont atteint le record de 23 milliards de dollars en 2015, alors qu'ils étaient de "seulement" 15 milliards de dollars aux Etats-Unis durant la même période. Les multinationales et les investisseurs privés de la première économie mondiale cherchent à placer leur argent sur le vieux continent. Les rachats de terres agricoles de l'Indre sont une première en France, les investisseurs chinois ayant pour l'heure préféré racheter des domaines viticoles. La valeur des terres agricoles est en permanente augmentation dans ce département, et malgré le rendement très moyen que ces premiers achats peuvent offrir, il est possible que d'autres rachats surviennent, offrant alors la possibilité aux actionnaires chinois des SCA de toucher quelques dividendes sur les ventes agricoles, tout en sachant que lors de la revente, la plus-value leur permettra d'effectuer une bascule intéressante. Un placement qui rapporterait un peu chaque année par la vente des produits agricoles, et qui gagnerait 5 ou 6% en valeur chaque année ?
A moins que Marc Fressange n'ait convaincu ses partenaires chinois qu'ils pouvaient produire français et exporter des produits agricoles vers la Chine ? Dans cette optique, "Chambrisse Investment" serait le départ d'opérations de rachats d'un plus grand nombre de surfaces agricoles, et la problématique d'accaparement des terres devrait survenir. Les jeunes exploitants agricoles sont en effet soumis aux prix du marché foncier, et sans préemption de la Safer, les prix augmentent au fur et à mesure que les investisseurs chinois pratiquent la surenchère, les empêchant de s'installer.
Dernier point, et non des moindres : si le mouvement de rachats qui débute dans l'Indre s'amplifiait, et que les productions agricoles des SCA chinoises partaient à l'export, la question de la souveraineté alimentaire devrait aussi se poser. Pour sa part, le gouvernement australien s'est finalement opposé ces derniers jours
au rachat par un consortium - emmené par des groupes chinois - du plus grand propriétaire foncier et premier éleveur de bovins de l'île-continent. Sachant que des multinationales françaises pratiquent elles-mêmes l'accaparement des terres en Afrique, le sujet, s'il devait arriver sur la place publique en France, ne manquera pas de soulever de nombreux débats...