Air France : le succès d’une grève décriée

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Air France : le succès d’une grève décriée
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Alors que la direction d'Air France a confirmé l'abandon du projet de low cost Transavia-Europe au cœur du conflit avec les pilotes, la grève, toujours suivie, se poursuit samedi sur fond de discussions autour de Transavia-France. Souvent isolés médiatiquement mais déterminés, les pilotes apparaissent pourtant déjà - sur un point majeur au moins - comme les vainqueurs inattendus d’un affrontement particulièrement virulent. [Mise à jour le 27 sept.] Dernière minute : le SNPL, syndicat de pilotes majoritaire chez Air France, a annoncé dimanche 28 septembre mettre fin à son mouvement de grève. Le retour à la normale ne devrait pas s'effectuer avant deux ou trois jours.

Atterrissage forcé

Cela restera l’un des conflits sociaux les plus durs de l’histoire aérienne européenne récente. Une douzaine de jours d’une grève très suivie. L’annulation quotidienne de la moitié des vols. Des manifestations de personnels en uniformes galonnés, assortis de marinières symbolisant la production nationale. Des non-grévistes outrés. Une surenchère de déclarations intransigeantes, de procès en abus de pouvoir et de pronostics apocalyptiques. Des proclamations contradictoires du pouvoir politique et de la direction de l'entreprise. Et finalement ce qui ressemble bien pour cette dernière à une reddition dans le conflit qui l’oppose à ses pilotes, rejoints par d'autres personnels navigants en dépit d’une violente adversité médiatique.

L'ombre de la délocalisation

Air France : le succès d’une grève décriée
Un appareil de la compagnie Transavia
L’origine du conflit est désormais bien connue, et parle à l’oreille du voyageur. Il a pour nom bas-coût ou plus communément, pour employer sa langue, low cost. En l’occurrence, un programme de développement par le groupe Air-France de ses filiales meilleur marché Transavia, et singulièrement de sa version européenne non française, dans laquelle les pilotes voient un risque de dumping social. Au départ, en fait, ceux-ci sont surtout mobilisés pour l'obtention d'un statut unique de pilote d'avions de plus de 110 sièges, applicable dans tout le groupe, y compris sur Transavia-France, ce que leur refuse la direction au nom de la compétitivité. Revendication catégorielle, vite dépassée par un autre sujet d'inquiétude plus diffus : la montée en puissance annoncée de la Transavia-Europe, « hors sol » - et donc hors lois et accords français -, dès 2015 à partir de bases étrangères (au Portugal et en Allemagne, notamment) assortie d’investissements conséquents et d’objectifs en passagers élevés. Une nécessité impérieuse selon la compagnie, pour conquérir cet Eldorado réputé stratégique et « incontournable » du low cost, désormais près de la moitié du transport aérien de passagers. Une menace, cependant, aux yeux des pilotes français mais aussi d'autres personnels. Après avoir subi les années précédentes des réformes drastiques et la perte de 7 800 emplois au nom du redressement de la compagnie, ceux-ci redoutent qu’Air-France ne mène son offensive low cost en exploitant des législations sociales étrangères moins protectrices. Des propos du président du groupe Alexandre de Juniac ne font rien pour calmer les esprits: « Si on pouvait faire du low cost avec les règles de fonctionnement d’une compagnie traditionnelle, cela se saurait », a-t-il ironisé quelques jours plus tôt dans la presse financière .

Fureurs et ralliements

Air France : le succès d’une grève décriée
Des pilotes Air France manifestant devant l'Assemblée nationale mardi. © ERIC FEFERBERG / AFP
Largement annoncée à l'avance sans susciter d’inflexion, l'entrée en grève des pilotes fait immédiatement l'objet d'un violent procès en illégitimité non seulement de la direction de l'entreprise mais aussi de la classe politique et ses commentateurs. Au-delà de la presse financière ou conservatrice logiquement hostile au mouvement, le quotidien indépendant « le Monde » s'engage significativement et fortement, titrant en pleine Une dès le premier jour du conflit : « La grève des pilotes ne se justifie pas » (par une étrange confusion, l’éditorial qualifie au passage de « service public » la compagnie aérienne … privatisée depuis dix ans et se trompe sur les différentiels de coût entre Air-France et Transavia). Elle « doit s'arrêter », répondent en chœur le Premier ministre Manuel Valls et celui de l'économie Emmanuel Macron. Elle coûte « vingt millions » d'euros par jour, fait savoir la compagnie, chiffre repris abondamment sans examen particulier. De façon inhabituelle, les compagnies aériennes françaises prennent position par une lettre ouverte en forme de réquisitoire : « Refuser par peur, conservatisme, ou dogmatisme tout nouveau projet affaiblit le pavillon français et constitue un renoncement à notre avenir (...) Le jusqu'au boutisme apporte un discrédit profond et ravageur à la profession de pilote ». Surchauffés par les informations sur les salaires élevés de ces derniers (cependant proches de ceux de la concurrence), les réseaux sociaux se déchaînent contre une « grève de privilégiés ». Une vox populi très agressive dominant les « discussions » ou forums de la toile s'empresse, selon un schéma éprouvé, d'y assimiler dans sa vindicte les fonctionnaires, cheminots et autres cibles rituelles de ressentiment en temps de crise. Moins attendu mais en phase avec une partie du personnel au sol qu’irrite le mouvement, le Secrétaire général de la CFDT, deuxième syndicat français, le qualifie d' « indécent ». La CGT, en revanche, première confédération du pays, au début assez circonspecte à l'égard d’une lutte entachée de « corporatisme », se décide à lui apporter son soutien, de même que plusieurs syndicats d'Air-France également inquiets des risques de délocalisation ou remises en cause sociales. « Qui peut sérieusement envisager que Transavia-France et le futur bébé Transavia-Europe ne vont pas cannibaliser le réseau d’Air-France ? », s'interroge un communiqué de l'UGICT (ingénieurs et techniciens CGT). Populaire ou non, la grève, loin de fléchir, est en tout cas reconduite de jour en jour par une majorité de pilotes, clouant au sol plus de la moitié de la flotte.

Confusion et retraite

Air France : le succès d’une grève décriée
Des salariés d'Air France manifestent à Roissy le 24 septembre 2014, contre la grève des pilotes (AFP)
Au huitième jour, c'est la direction du groupe qui donne des signes d’essoufflement. Le PDG Alexandre de Juniac annonce qu'il se résoudra à abandonner le projet Transavia-Europe s'il ne parvient pas à lever les réticences syndicales d'ici trois mois. Mais aussi que l'entreprise pourrait alors remettre en cause l'accord de 2007 encadrant de diverses garanties le développement de Transavia-France. Au lieu, donc d'apaiser, ce qui est perçu comme le maniement « de la carotte et du bâton » exaspère les pilotes et leurs alliés qui reconduisent la grève, renouvelant leur exigence de statut unifié. Un argument leur est involontairement concédé par ... la direction qui reconnaît que l'emploi de pilotes aux conditions d'Air-France sur Transavia n'engendrerait qu'un surcoût de 2 à 3 %, ce qui n'est certes pas négligeable mais fort éloigné des 30 % et plus brandis ici et là. La confusion grandit mercredi 24 avec plusieurs déclarations de membres du gouvernement (dont le Premier ministre) annonçant de facto l'abandon du projet Transavia-Europe … mais contredites par la direction du groupe déclarant cette interprétation « prématurée » et parlant, elle, de « suspension ». La grève est donc revotée pour jeudi 25 septembre, onzième jour, avec un taux de participants en hausse malgré, dans la journée, la manifestation à Roissy de quelques centaines de non-grévistes ou personnel au sol « indignés » du mouvement. Le soir, Air-France sonne la retraite. Le projet Transavia-Europe est explicitement retiré. Des discussions se poursuivent sur Transavia-France - avec, toujours, la revendication du statut unique - et le mouvement est reconduit pour un douzième jour mais les grévistes paraissent bien l’avoir emporté sur l'une au moins de leurs exigences centrales, défiant paradoxalement l’air du temps. Si le Premier ministre continue de qualifier leur action d'« insupportable » et stigmatise leur « attitude égoïste », les commentaires sur la folie de leur combat se font plus sobres. Certains continueront d’y voir l’« indécente » victoire d’une puissante corporation ; d’autres le succès assez rare et encourageant d’une résistance de salariés, fussent-ils nantis, à une logique de délocalisation et de résignation au moins disant social. [Mise à jour le 27 sept. 9h]
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Les pilotes exigent une médiation, rejetée par Matignon

27.09.2014d'après AFP
Malgré des pressions de plus en plus fortes pour arrêter la grève, les pilotes d'Air France ont conditionné vendredi soir la fin du conflit à la nomination d'un médiateur indépendant, une proposition rejetée par Matignon et la direction du groupe. La compagnie aérienne avait annoncé en fin d'après-midi avoir proposé aux syndicats de pilotes un plan "de sortie de crise" sur la base inchangée de son projet Transavia France, la filiale low cost hexagonale mais avec l'abandon définitif de Transavia Europe. Selon les termes du protocole, la direction maintient la nécessité d'employer les pilotes "aux conditions d'exploitation et de rémunération de Transavia France, afin de garantir la compétitivité de cette dernière ainsi que son développement en complémentarité avec le réseau Air France". "Les propositions faites par la direction d'Air France ne répondent pas aux préoccupations de la profession", a réagi dans la soirée le Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL, majoritaire), estimant que le PDG du groupe d'Air France-KLM Alexandre de Juniac "a démontré son incapacité à mener un dialogue social respectueux". Pour mettre un terme à la situation, "nous demandons que le gouvernement nomme au plus vite un médiateur indépendant", a indiqué le porte-parole du SNPL, Guillaume Schmid, à l'AFP. Une proposition aussitôt rejetée par Matignon, qui a jugé qu'une solution de sortie du conflit était déjà "sur la table". "Il n'y a pas lieu de relancer une nouvelle négociation avec un médiateur. Chacun est maintenant face à ses responsabilités", a-t-on précisé. Samedi, la compagnie a prévu d'assurer plus d'un vol sur deux, une légère amélioration par rapport à la veille (48%). Vendredi, les taux d'annulation sont restés très élevés à Marseille (85%), Toulouse (84%), Nice (69%) ou Roissy (près de 50%), contrairement à Rennes (25%). Comme depuis le 15 septembre, au premier jour de la mobilisation, les grévistes resteront majoritaires samedi, à 57% selon Air France.
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photo AFP

Salaires

Le salaire d'un copilote débutant est à peu près le même chez Air France ou Transavia: environ 70 000 € brut par an. Pour les commandants de bord, la différence est plus sensible sans atteindre d'immenses écarts : 139 à 160 000 e brut par an pour Transavia; 150 à 195 000 € chez Air France, pour un nombre d'heure un peu inférieur. Les salaires sont supérieurs dans d'autres compagnies telles Lufthansa (ou un commandant de bord peut gagner 250 000 € par an), et très comparables dans les Low Cost telles Easy Jet. Mais des pilotes de compagnies régionales peuvent être payés beaucoup moins.

L'action Air France

En suivant l'estimation à ce jour peu vérifiable de la direction du groupe, le coût de la grève se chiffrerait à plus de 240 millions d'euros que l'on compare volontiers à son résultat net de 130 millions en 2013. L'action Air France, elle, affichait jeudi soir, après montées et descentes, le niveau d’il y a un cinq semaines, bien avant le conflit.

Une grève en vue chez Lufthansa

25.09.2014AFP
Le syndicat allemand de pilotes Cockpit a annoncé jeudi un nouvel échec des discussions avec la direction du groupe Lufthansa concernant les modalités de départ en pré-retraite et prévoit de mener à nouveau des grèves prochainement. "Cockpit regrette que les négociations aient à nouveau échoué", écrit le syndicat dans un communiqué publié sur son site internet, accusant le groupe, numéro un européen du transport aérien, de ne pas vouloir trouver de solution à ce conflit qui dure depuis des mois et de chercher l'escalade. "Dès à présent, de nouvelles actions de lutte sociale doivent être attendues. Celles-ci seront communiquées au public avant leur mise en œuvre", ajoute-t-il. La semaine passée, le syndicat avait renoncé à mener une grève après avoir reçu une nouvelle proposition de la direction. De son côté, le groupe Lufthansa estime avoir "montré que nous sommes prêts à un compromis et nous avons proposé de nouvelles négociations sur les questions litigieuses", a déclaré l'un de ses porte-parole, interrogé par l'AFP. Aucune nouvelle date n'est à ce jour fixée, mais "nous appelons Cockpit à s'abstenir de toute nouvelle grève et à revenir à la table des discussions", a-t-il ajouté. Depuis l'échec fin août de négociations sur les conditions de départ des pilotes en pré-retraite, Cockpit a déjà organisé trois grèves de plusieurs heures qui ont conduit à l'annulation de près de 500 vols en tout, pour le moment essentiellement sur les liaisons intérieures et européennes. La dernière en date a eu lieu le 10 septembre à Munich (sud). Si elles ne conduisent en général pas à des scènes de cohue dans les aéroports, les grèves coûtent cher à Lufthansa, dont les comptes ont déjà été touchés cette année à hauteur de 60 millions d'euros par un mouvement social de trois jours en avril. La menace des pilotes de Lufthansa intervient alors que les pilotes d'Air France sont toujours en grève, pour le onzième jour consécutif.