Fil d'Ariane
La librairie Albertine fête ses dix ans.
Il en fallait, de l’audace, pour ouvrir une librairie francophone en plein cœur de New York, sur la 5e avenue, juste en face de Central Park, au sein de la Villa Albertine qui abrite les services culturels de l’Ambassade de France aux États-Unis. La librairie Albertine a été inaugurée en septembre 2014 et dix ans plus tard, force est de constater que le pari fou a été réussi !
En ce 14 novembre, le champagne coule à flot au deuxième étage de la Villa Albertine et dans l’atmosphère pétillante d’un cocktail, une centaine de personnes lèvent leurs verres à la santé de la librairie Albertine. Un peu plus tôt, le directeur de la Villa Albertine, Mohamed Bouabdallah, a lancé les festivités pour souligner ce dixième anniversaire, des festivités qui ont rassemblé, pendant trois jours, des new-yorkais, des francophones de New York et des écrivains renommés et primés. Le martiniquais Patrick Chamoiseau a par exemple discuté pendant une heure, devant une assemblée captivée, de l’importance de la littérature en ces temps agités que nous vivons. Dans l’assistance se trouvait l’écrivain français Hervé Le Tellier.
Albertine a une importance, à mon avis, exceptionnelle parce que c'est une fenêtre de la culture française à New York... J'aime la francophonie, je soutiens la culture francophone.
L’écrivain égyptien Alaa El-Aswany.
Ce récipiendaire du prix Goncourt est l’un des auteurs français les plus lus et connus aux États-Unis, notamment avec l’un de ses derniers romans, « L’Anomalie », qui est d’ailleurs sur la liste des meilleures ventes de la librairie Albertine.
Hervé Le Tellier est l’un des auteurs français les plus connus aux États-Unis notamment grâce au succès de son roman L’anomalie.
L’écrivain nous confie qu’il tenait à venir fêter cet anniversaire de la librairie qui joue un rôle important pour aider les auteurs francophones à percer le marché américain, un marché dans lequel, faut-il le rappeler, seulement 3% des livres vendus sont des traductions. C’est donc dire la place marginale des auteurs étrangers dans ce marché, alors qu’en France, les livres traduits représentent 30% des ventes. "Pour nous, c'est un lieu symbolique, la librairie Albertine", confie Hervé le Tellier.
C’est vraiment intéressant d'avoir à New York ce point de chute pour les auteurs français francophones du monde entier. Et je pense que c'est vécu comme tel d'ailleurs. La représentativité des auteurs invités à cet événement montre bien que c'est ce choix qui a été fait.
Chamoiseau et d'autres sont symboliques de ce rayonnement de la francophonie. Donc c'est très important pour moi d'être ici ». L’écrivain égyptien Alaa El-Aswany, auteur notamment de « L’immeuble Yacoubian », abonde : « Albertine a une importance, à mon avis, exceptionnelle parce que c'est une fenêtre de la culture française à New York... J'aime la francophonie, je soutiens la culture francophone et la culture française, c'est pour cela que j'aime Albertine et que je la soutiens » nous dit le romancier lors de son passage aux festivités.
La librairie Albertine fait partie des services culturels de l’Ambassade de France aux États-Unis. Elle a un inventaire moyen de 12 000 titres et vend quelques 20 000 livres par an. La majorité sont en français, bien sûr, ce qui ravit les quelque 120 000 francophones qui vivent à New York. Mais elle vend aussi des livres traduits en anglais, ce qui permet aux Américains qui ne parlent pas français de découvrir des auteurs francophones. La librairie s'est définitivement installée dans le paysage new-yorkais, et ça, on en est ravi, se réjouit Sandrine Butteau, la directrice d’Albertine depuis sept ans. "Mais au fil des années, on a gagné en clientèle américaine et ça, c’est une de nos grosses satisfactions. Les livres de littérature francophone traduits en anglais, c'est le rayon qui a le plus évolué : aujourd'hui on estime à peu près qu'on est en clientèle 60% française, 40% d'Américains".
Sandrine Butteau est la directrice de la libraire Albertine depuis sept ans, elle a fait partie de l’équipe fondatrice.
Albertine organise aussi des rencontres avec des auteurs francophones, qui viennent parler de leur dernier livre, ou des rencontres entre écrivains francophones et américains, des événements qui intéressent de plus en plus d’Américains. La librairie est également un centre de distribution de livres français pour les écoles new-yorkaises qui ont des programmes d’enseignement bilingue. Enfin ces dernières années a été mis en place un réseau de librairies partenaires qui viennent s’approvisionner en livres français auprès de la librairie:
« C’est dans l’esprit de développer ce rayonnement de la littérature francophone à travers les États-Unis qu’on a mis en place ce réseau, souligne Sandrine Butteau. On a donc une dizaine de librairies partenaires américaines sur tout le territoire, à Washington, Boston, San Francisco, Los Angeles, qui se fournissent en livres français auprès de nous, c’est plus simple pour eux et ça leur permet d'avoir un coin de littérature francophone un peu plus fourni. Ça, c’est aussi un des un des aspects dont on est très content ». 80% des ventes d’Albertine se font dans la librairie, le 20% restants avec les écoles et les librairies partenaires.
Quand il débarque à New York en septembre 2010 pour prendre son poste de conseiller culturel à l’Ambassade de France aux États-Unis, Antonin Baudry réalise qu’il est alors impossible de mettre la main sur un livre en français dans la grosse pomme.
« Et pour moi, c'était un drame se souvient celui qui est depuis devenu auteur et réalisateur. J'étais censé aider la culture française à rayonner à New York et c'était impensable si je n’avais pas le livre ». Antonin Baudry s’inquiétait aussi des rumeurs de vente du bâtiment, devenu depuis la Villa Albertine, qui avait été acheté par Claude Lévi-Strauss, qui avait été le premier conseiller culturel nommé à New York, par Charles de Gaulles, après la libération.
« Ça me paraissait une catastrophe, je ne voulais pas défaire ce que Lévi-Strauss avait fait, j'étais très impressionné par son œuvre. Et je me suis dit : en fait, tout s'aligne. Il faut garder ce bâtiment, il faut en faire une librairie, il faut qu'il soit ouvert au public. Il faut que ça devienne un centre de rayonnement culturel franco-américain et que l’on y fasse venir les Américains autant que les Français, que ce ne soit pas juste une petite vitrine française, mais vraiment un lieu de débat franco-américain. Je me suis dit, ça, ça va changer la donne. Voilà, c'est parti de là, c'est parti comme ça ».
Patrick Chamoiseau a fait partie des écrivains renommés invités pour célébrer les dix ans de la librairie Albertine.
L’aménagement de la librairie dans le bâtiment a été une course d’obstacles, on peut facilement imaginer, obtenir les autorisations de la ville de New York, des autorités françaises à Paris, débloquer les fonds, en grande partie provenant d’ailleurs de mécénat privé, les travaux sur deux étages selon les plans imaginés par Antonin et l’architecte réputé Jacques Garcia. « Mon concept, c'était de faire une grande bibliothèque privée majestueuse, comme si c'était chez quelqu'un qui aime les livres et en même temps, on accueille le public. Jacques s'est emparé de l'idée avec beaucoup de bonheur et de grâce. Ça nous a pris 4 ans, avant d’ouvrir les portes, en septembre 2014 » se souvient Antonin.
La librairie Albertine est d’une rare élégance, avec sa décoration qui se décline en mode bois, cuir, des lustres spectaculaires et surtout un plafond peint en bleu, illustré des signes du zodiaque, et qui font sa réputation. C’est un environnement chaleureux avec des canapés, des fauteuils, un coin lecture qui donne envie de s’installer et de bouquiner. Ce design a aussi eu un impact sur la popularité de l’établissement.
Mais au-delà de la beauté des lieux, Albertine remplit son mandat de faire rayonner la littérature francophone à New York. « C'est un cheval de Troie, affirme Antonin Baudry, c'est un cheval de Troie pour parler de la France et pour engager la France dans un débat qui concerne l'Amérique et qui concerne la France. Donc pour inviter des auteurs, pour faire des événements, pour aussi nourrir tout le continent américain, il y compris le scolaire, les bibliothèques, mais aussi les autres librairies en livres français. C’est un point d'accroche pour que la littérature et la pensée françaises revienne en Amérique. C'est comme avoir une base arrière, c'est comme une armée, une base arrière au lieu de flotter en pleine campagne ».
Pour Laurence Marie, qui a été de l’équipe fondatrice, hors de question de rater les festivités : "C'est une immense joie de pouvoir fêter ces dix ans parce qu’il y a eu quand même beaucoup de d'obstacles. C'est difficile d'ouvrir une librairie à New York. Beaucoup de mauvaises langues, peut-être d'esprit un peu chagrin, disaient : « vous allez fermer très vite, ce sera une débandade pour la France, pour la diplomatie française, vous ne devriez même pas commencer."
"Dix ans plus tard, cette librairie, elle est bien implantée dans le terreau new-yorkais. Elle est vraiment très connue maintenant. Tous les Américains qui aiment le Français connaissent la librairie Albertine et elle est vue un peu comme un refuge dans le tumulte de la ville. Elle est près de Central Park, c'est vraiment un havre de paix, un endroit où il y a des canapés, où on peut s'asseoir et feuilleter un livre. Elle est très identifiée aussi par tous les événements qui ont lieu. C'est l’un des principaux endroits où les rencontres entre des écrivains francophones et des écrivains américains ou d'autres langues ont lieu. Je crois qu'on peut dire qu'après dix ans, Albertine appartient à New York. Albertine est complètement new-yorkaise."
Au fil des années, comme la librairie s'est vraiment installée dans le paysage New-Yorkais, les éditeurs américains nous font confiance.
Sandrine Butteau
Hervé le Tellier estime également qu’Albertine joue un rôle essentiel : « Je pense que c'est très important qu'on conserve une librairie de cette nature car elle n’est pas seulement une librairie. Elle présente des films, elle présente tout ce qui est de l'ordre de la production culturelle française, elle ne se cantonne pas uniquement à la littérature, il y a d'autres activités. C'est important qu'elle continue à montrer le maillage entre la littérature et d'autres œuvres et d'autres secteurs. Moi-même, je fais des livres avec des dessinateurs, des peintres, des musiciens. Donc la littérature n'est pas plus cantonnée qu'une librairie ne l'est. On peut très bien faire un travail dans toutes ces directions, et je pense qu’Albertine le fait assez admirablement ».
Sandrine Butteau approuve : « Ils se rendent compte qu'on est un super lieu pour organiser ce type de rencontres entre des écrivains et le public. On organise en moyenne une vingtaine d’événements de ce genre par an et l’assistance est majoritairement américaine ».
Après sept années à diriger Albertine, Sandrine Butteau a décidé de passer la main. Avis aux intéressé-es donc : la librairie cherche un nouveau directeur ou une nouvelle directrice pour la conduire sur le chemin de la prochaine décennie avec le même succès que celui des dix dernières années.