Algérie : “On ne peut plus acheter le citoyen”, estime Naoufel Brahimi El Mili

Ce 5 juillet 2020, l’Algérie célèbre les 58 ans de son indépendance. Un anniversaire au goût de révolte et d’espérance. Alors que le mouvement de contestation du Hirak a été stoppé par la pandémie de Covid-19, le pays s’apprête à réformer sa Constitution. Pour le politologue Naoufel Brahimi El Mili, le nouveau Président doit “régler la question mémorielle” et se consacrer à l’urgence économique. 
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Karim Tabbou
Le militant Karim Tabbou tient un drapeau algérien. Il est salué par ses partisans à sa libération de la prison de Kolea, à l'ouest d'Alger, en Algérie, le 2 juillet 2020. 
(Photo AP / Anis Belghoul)
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Quel est votre sentiment 58 ans après l’indépendance de l’Algérie ? 

Naoufel Brahimi El Mili

Né en 1960 à Tunis, Naoufel Brahimi El Mili vit en France depuis 1982. Ancien enseignant à Sciences Po Paris, il est l'auteur de France-Algérie, 50 ans d'histoires secrètes (Fayard, tomes 1 et 2, 2017 et 2019) et d'Histoire secrète de la chute de Bouteflika (Archipel, 2020). 

Ferial Furon / Facebook

Mon tropisme franco-algérien me fait dire qu’il faut traiter la question mémorielle une bonne fois pour toute. La France vient de remettre à l’Algérie vingt-quatre crânes de résistants décapités en 1849 et entreposés au musée de l’Homme.
Cela fait des années que des chercheurs et intellectuels algériens associés mais aussi des français, exigent ce rapatriement. A la veille de l’indépendance, c’est un premier pas vers l’apaisement. Il faut faire ce travail avant que la génération de la révolution ne disparaisse. 

Traditionnellement, le 5 juillet est un jour de grâce présidentielle. Pour ceux qui ont grillé des feux rouges ou volé un sac de pommes de terre par exemple...
Le moment est venu de gracier ceux que l’on nomme les détenus d’opinion ainsi que les victimes de règlement de compte pendant l'intermède du pouvoir. Le président de la nouvelle Algérie doit faire table rase du passé.  


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Cet anniversaire arrive après presque six mois de soulèvement populaire et une pandémie de Covid-19...

Le  Hirak, mouvement de contestation inédit, a tout changé. Des semaines de manifestations pacifiques ont fait s'effondrer un régime grabataire en place depuis 20 ans. Durant les premiers vendredi du mois de mars 2019 il y a eu entre 8 et 10 millions de personnes dans la rue. La population a fait preuve d’un civisme et d’une maturité extraordinaire ! Tant du côté de la foule que des forces de l’ordre. Or il est très difficile de contenir une foule. En France, pays des droits de l’Homme, il y a eu beaucoup de blessés lors des manifestations des gilets jaunes. Avant le Hirak, le pouvoir pensait avoir à faire à un peuple, mais il a compris que c’était LE peuple. C’est un grand tournant. 

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L’Algérie fait partie des pays qui ont le plus souffert de la pandémie en Afrique. La structure familiale algérienne fait qu’il y a un taux d’occupation au mètre carré élevé. Le confinement a posé un problème social. L’arrêt de l’économie a entraîné la chute du prix du pétrole, dont le pays dépend à 95%. La place du secteur informel est très importante et tout s’est arrêté net en raison du confinement. Le bilan économique est désastreux comme dans beaucoup de pays et c’est le véritable défi du gouvernement. 


Quelles doivent être les priorités de ce nouveau gouvernement ? 

Avec l’économie, la jeunesse par l’éducation et la santé. Notre système éducatif est pour le moins perfectible et cette pandémie a révélé les défaillances de notre système sanitaire. Ces 20 dernières années, les hauts dignitaires se faisaient soigner en France et en Suisse, pendant ce temps l'hôpital algérien était abandonné.

Il nous faut une économie moins dépendante du pétrole. Le pouvoir n’a plus le choix. En 20 ans, il y a eu 1000 milliards de dépenses et investissements. Bouteflika a longtemps acheté la paix sociale avec la manne pétrolière. Aujourd’hui on ne peut plus acheter le citoyen algérien, on l’écoute. En revanche, je refuse de croire que sont apparus soudainement 40 millions de démocrates.
 

Sur le papier, le Président Abdelmadjid Tebboune a les mains libres.Naoufel Brahimi El Mili

Après 20 ans de système Bouteflika (le 2 avril 2019, Abdelaziz Bouteflika démissionne après vingt ans au pouvoir, ndlr), la période qui suit est forcément transitoire. On ne règle pas les dysfonctionnements structurels d’un système en quelques mois et par quelques procès spectaculaires. Sur le papier, le Président Abdelmadjid Tebboune a les mains libres car la Constitution toujours en vigueur lui accorde beaucoup de pouvoir. 

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Que pensez-vous du projet de réforme Constitutionnelle ? 

Le Président avait une feuille de route claire : révision de la Constitution, dissolution de l’Assemblée et élections législatives. La pandémie a suspendu cela. C’est un projet où les pouvoirs sont plus équilibrés, même si les juristes ont fait attention à ce que le régime demeure présidentiel. Nous avons retenu les leçons de la Tunisie post Ben Ali, avec 2 ans et demi de débats et personne au pouvoir.

Fait majeur, dans le projet de nouvelle Constitution l'amazighité* est une constante. On reconnaît l’identité berbère de l’Algérie. Nous allons vers la fin de ce que l’on appelle le maghreb arabe. Mais l’a t-il déjà été ? Ici comme au niveau mondial, les populations se réapproprient leur propre histoire, c’est la fin de l’Histoire officielle.  
 

*Les Berbères ou Amazighs sont les membres d’un groupe ethnique autochtone d'Afrique du Nord.