Fil d'Ariane
TV5MONDE : Peut-on croire que le gouvernement de M. Tebboune va apporter un changement ?
Malik Boumédiene : Nous pouvons judicieusement penser que finalement rien ne changera en profondeur. D’une part parce que le président Tebboune n’est pas une personnalité nouvelle sur la scène politique. Il est membre du Front de Libération nationale (FLN). En 1991 il a été ministre des Collectivités locales. Il a aussi été ministre de la Communication et de la Culture. En 2001, il a été ministre de l’Habitat. Il a même été Premier ministre quelques mois, de mai à août 2017. Je ne pense pas que ce soit avec lui que l’Algérie va vraiment s’ouvrir et qu’elle aura une nouvelle politique, soit sociale, soit économique.
En ce qui concerne le gouvernement, il est composé d’anciens ministres, de ministres des Affaires Étrangères, de l’Habitat, de l'Énergie, ou des Finances … Personnellement, j’ai du mal avec ça parce que je vois mal comment «avec du vieux on peut faire du neuf» !
Prenez par exemple l’ancien ministre de l’Intérieur Salaheddine Daoun, nommé en mars 2019, limogé en décembre de la même année. Qu’a-t-il dit sur le Hirak (ndlr, le mouvement de contestation qui manifeste depuis le 22 février 2019) ? Il a traîté le Hirak de traître, de mercenaire, d’homosexuel.
Sa pensée reflète celle des ministres dans l’ancien gouvernement. C’est une pensée collective. Et dans la mesure où on retrouve des ministres qui étaient membres du gouvernement antérieur, je crois que cette pensée est toujours là. Je ne vois pas pourquoi elle va changer, et pourquoi le nouveau gouvernement devrait avoir une approche différente du Hirak.
Que penser des récentes libérations des détenus politiques ?
Plusieurs dizaines de personnes ont été libérées (ndlr, comme Lakhdar Bouregaâ), mais il faut mettre des guillemets. Ce ne sont pas des libérations sèches. Ils avaient été mis en détention préventive et sont toujours en attente de jugement.
Évidemment il y a la volonté du pouvoir de faire baisser la pression au niveau des manifestations, mais c'est une stratégie. Je me demande si on peut appeler ça une stratégie car tout le monde sait qu’il y a une volonté de faire baisser la pression.
Je pense que les citoyens algériens aujourd’hui ont pris conscience de leur force. Ils ont pris conscience que le pouvoir était dans le rapport de force et que les manifestations étaient un instrument de régulation de ce pouvoir. Ils savent qu’ils peuvent aller dans la rue et obtenir quelque chose.
Nous ne sommes plus dans les années 80 quand le pouvoir tirait à balles réelles sur les manifestants. Aujourd’hui il y a cette force de la population et c’est pourquoi il y a tant de monde, tant de mobilisation.
Les citoyens algériens savent que les dizaines de personnes libérées ces derniers jours avaient été détenues de manière illégale. Le pouvoir met un peu tout le monde en prison pour faire peur, pour empêcher les gens de sortir dans la rue. C'est un moyen de pression. Mais ça ne marche plus parce que les gens continuent de manifester et certains disent même qu’ils sont prêts à aller un an voire deux en prison. Les libérations sont bienvenues mais maintenant il faudra attendre les jugements. Et le jugement va être : "On sera plus clément si le mouvement se calme".
Peut-on parler de chantage de la part du pouvoir ?
Je ne pense pas, mais vu la manière dont c’est parti, les manifestations ne vont pas baisser en intensité.
Le premier discours du chef d’État, c’était : « Je vais mettre en œuvre des réformes politiques, sociales, constitutionnelles. Je vais réduire le pouvoir du président de la République. J’ai entendu les attentes du Hirak ». Mais dans le même temps, il prend un tiers d’anciens ministres. Il nomme un seul jeune de 26 ans, chargé des start-up... Nous pouvons nous demander quelle sera la marge de manœuvre d’un jeune de 26 ans, dans un gouvernement composé d'éléphants…
La rue prend conscience de sa force.
Malik Boumédiene, maître de conférences à l’Université Toulouse-Jean Jaurès
La seule façon pour que l'intensité des manifestations diminue, c’est que de véritables réformes fortes soient votées. Je pense que les Algériens sont matures. Ils vont regarder ce qui se fait, ce qui est voté concrètement.
Peut-on dire qu’on assiste à un changement de mentalité ?
Les mentalités sont en train d’évoluer en Algérie. Avant on disait souvent « c’est comme ça… C’est le fonctionnement de l’Etat, il y a de la corruption partout ». Il y avait un sentiment défaitiste. Et maintenant, avec ce qui s’est passé en Tunisie, et en Algérie avec le report des élections en juillet, la rue prend conscience de sa force.
Les Algériens commencent à se dire que tout se joue dans le rapport de force. Le citoyen assure lui-même le contrôle du pouvoir. Comment ? Pas forcément dans les urnes vu qu’il y a un taux d’abstention énorme…
Le boycott des élections a donc été une stratégie. C’était une sorte de vote blanc non reconnu. Le président Tebboune en est parfaitement conscient. Il sait que son élection n'a pas été obtenue avec un taux de participation à 70%. Il fait donc très attention. Je pense que nous étions à la limite du soulèvement populaire.
Il y a une prise de conscience que finalement il y a moyen, à travers l’action, de peser sur le politique. L’action compte plus que le vote. « Ça ne sert à rien d’aller voter car ça ne va rien changer », par contre on va exercer une pression dans la rue. Et ce sera un vote continu. Un contrôle continu.
Pensez-vous que le mouvement du Hirak risque de s’essouffler ?
Le gouvernement compte sur l’usure. C’est une stratégie dans tous les pays. Le gouvernement espère que, les semaines passant, le mouvement s’essouffle de lui-même.
Aujourd’hui, là où il faudra être attentif, c’est sur les décisions que va prendre Tebboune, et non sur ses annonces. En matière économique que va-t-il faire pour partager plus équitablement la richesse de l’Algérie ? L’Algérie est un pays très riche, en minerais, en gaz et il y a des jeunes qui n’ont pas d’emploi alors que certaines personnes sont milliardaires.
Il faudra surveiller ce qui se passe. Si le gouvernement ne vote pas de véritables réformes je pense qu’il pourrait y avoir de graves troubles. En effet aujourd’hui les Algériens savent qu’on ne peut plus les mener en bateau.
Quelle personnalité pour incarner ce mouvement ? Qui pourrait les représenter politiquement ?
C’est un mouvement populaire qui n’est pas organisé. Des SMS et des messages sur les réseaux sociaux partent dans tous les sens pour donner des rendez-vous. Les gens se mobilisent de cette manière et je me demande s’ils veulent vraiment quelqu’un qui les représente.
Pour un mouvement, c’est beaucoup mieux qu’il n’y ait pas de leader, parce que le pouvoir n’a pas de prise sur les individus en tant qu’individus. Par contre avec le leader d’une organisation, le pouvoir a un interlocuteur, ce qui peut être bien.
Le pouvoir voudrait qu’il y ait un porte-parole, car ainsi il aurait un canal pour discuter et qu’il pourrait manipuler. Mais on n’a pas besoin d’un leader ou d’un interlocuteur pour connaître les attentes des manifestants.