Ali Benflis : "L'Algérie est un régime absolutiste"

Les Algériens entre soulagement et scepticisme après l'annonce d'Abdelaziz Bouteflika de renoncer à un 5ème mandat et de reporter les élections. Entretien avec Ali Benflis, principal opposant du président algérien et ancien Premier ministre de l'Algérie (2000-2003).
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Algérie / Benflis
Manifestation à Alger contre un 5ème mandat de Bouteflika le 8 mars 2019 © AP Photo/Fateh Guidoum
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TV5Monde : le renoncement d'Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat est-il une ruse selon vous ?

Ali Benflis :  C'est une ruse, bien entendu. La perspective d'un 5ème mandat disparaît, mais à la place nous récupérons une situation anticonstitutionnelle. Le Président vient d'annuler des élections et il s'apprête à gérer le pays hors de tout cadre constitutionnel. C'est d'une certaine manière la prolongation du 4ème mandat à l'infini, l'Algérie n'a jamais vu ça. Nous parlons d'un président absent qui ne s'est pas adressé à son peuple depuis le 8 mai 2012, soit depuis 7 ans ! Il nomme un Premier ministre qui a été ministre de l'Intérieur. C'est l'homme qui est à l'origine de la loi électorale, qui a été à la base de la fraude généralisée au cours des dernières élections locales et législatives. Il se préparait à gérer une élection présidentielle par la fraude, et voilà qu'il est nommé Premier ministre pour "faire des réformes". Ajoutez à cela qu'on nomme un vice-Premier ministre, un poste qui n'existe pas dans la Constitution... Et vous voyez dans quel état se trouve le pays. L'enseignement que l'on peut en tirer, c'est que le système se fissure, il y a des cassures au sein de la maison au pouvoir. Mais la rue reste mobilisée et vendredi elle va rejeter cette mascarade.

Vous parlez de "la maison au pouvoir", qui est derrière ces annonces ?

Ali Benflis : ce sont des forces extra-constitutionnelles, elles ont pris place au centre de la décision politique. Les attributions du Président de la République ne sont pas exercées par lui, elles sont exercées par ces forces extra-constitutionnelles. Ce sont les forces de l'argent sale, les bénéficiaires de gros marchés publics qui pèsent des milliards. Elles disposent de chaines de télévision privées, les institutions d'Etat sont désormais aux ordres de ces forces. C'est tout ce système qui a imaginé un 5ème mandat pour se maintenir au pouvoir. Et maintenant que le peuple a fait tomber l'hypothèse du 5ème mandat, le système fait preuve d'imagination, il dit : gardons le pouvoir sans élections et laissons miroiter des réformes au peuple. Mais ces prétendues réformes sont d'ores et déjà rejetées, parce que on ne mène pas les réformes par le haut. Cela fait 20 ans que ce régime est au pouvoir, il a dépensé 1 000 milliards, sans mener la moindre réforme économique, politique ou sociale.  Voilà la situation. La rue a pris son destin entre les mains, c'est le peuple qui a décidé de s'autodéterminer. Le rejet de ces propositions est total et nous le verrons vendredi prochain. Le peuple a été d'une haute maturité politique avec une haute responsabilité et il dira son dernier mot ce vendredi.

Que va-t-il se passer vendredi ? A quoi vous attendez-vous ?

Ali Benflis : je m'attends à des manifestations pacifiques civilisées. Il n'y aura pas une seule vitre cassée. Ce sera la parole du peuple : nous voulons du nouveau. Le nouveau se construira par une transition démocratique.

Est-ce que vous pensez qu'un dialogue politique est encore possible ?

Ali Benflis : le dialogue politique, personne ne le rejette. Mais avec qui faut-il dialoguer  ? Avec le système ancien qui a échoué ? Il n'a aucune crédibilité. Ce régime politique doit partir et laisser la place à ceux qui peuvent apporter des solutions à la crise algérienne. C'est une crise de légitimité politique. Comment construit-on une légitimité ? Il faut aller aux urnes. Et il faut que ces urnes soient transparentes. Ce ne sont pas ceux qui ont fraudé, ce ne sont pas ceux qui ont triché, qui peuvent aujourd'hui dire qu'ils ont un nouveau visage. Le peuple algérien veut du neuf. Les algériens se sont libérés d'un colonialisme qui a duré cent trente deux années pour devenir maîtres de leur destin. Ils ne peuvent pas accepter un pouvoir politique absolutiste.

Cette légitimité, pensez-vous la détenir ?

Ali Benflis : la légitimité c'est le peuple qui l'a. Les élections ont toujours été truquées. Je ne me suis pas présenté à cette élection qui vient d'être annulée, car le dispositif électoral est truqué. On ne connait pas la liste électorale, elle est restée secrète, elle n'a jamais été communiquée aux candidats. Tous les présidents des bureaux de vote allaient être désignés par l'administration, c'est à dire par le pouvoir. Ceux qui gèrent les médias publics n'accordent aucun temps de parole à la télévision ou à la radio. C'est un régime absolutiste. Je pèse mes mots. Aujourd'hui on nous dit : le sultan est bon et les vizirs sont mauvais. Mais qui a choisi son entourage et géré les 1 000 milliards de dollars ? Ce n'est pas l'opposition. Qui est à l'origine du départ de nos enfants qui se jettent à la mer parce qu'ils n'ont plus d'espoir dans le pays ? Qui a réalisé des projets qui n'ont rien donné ? Ce n'est pas l'opposition. Tout cela, c'est le résultat de 20 années sans gouvernance, ce sont des dépenses publiques extraordinaires qui n'ont rien donné, c'est une économie en panne et des institutions qui sont illégitimes.