Ce qui se passe à Berlin, le 9 novembre 1989, vous prend donc au dépourvu…
– Ce sont les conséquences géopolitiques presque immédiates de la chute du Mur que je n’ai pas vues venir. La fin de l’Allemagne de l’Est, en revanche, me semblait programmée. J’avais été très frappé, en 1986, par la publication du livre Troïka de Mischa Wolf, le maître espion de la Stasi, dans lequel ce dernier raconte, à travers l’itinéraire de trois amis inséparables, comment le plus sincère des trois, sympathisant du régime communiste, finit désabusé, marginalisé, lessivé. Le message était clair: la RDA stalinienne était une machine à broyer les prolétaires qui y avaient cru. Eux étaient les vraies victimes. Les événements de l’automne 1989, lorsque la Hongrie a ouvert ses portes aux Allemands de l’Est qui se sont rués en masse vers l’Autriche, étaient aussi éloquents. Ça ne pouvait donc plus durer. La RDA mourait sous nos yeux. J’en avais déduit que le pouvoir d’Erich Honecker touchait irrémédiablement à sa fin. Le chancelier ouest-allemand Helmut Kohl l’avait compris. Comment tout cela allait-il se dérouler? Là, beaucoup de scénarios circulaient. La réunification presque instantanée qui a suivi la chute du Mur n’était qu’un scénario parmi d’autres. C’est d’ailleurs pour cela que Moscou n’envoie pas les chars. On croit une autre issue possible.
Au fond, deux images se superposent en ce mois de novembre 1989: la brutale chute du mur de Berlin et l’illusion d’un Mikhaïl Gorbatchev capable de réformer l’URSS?
– L’illusion a perduré en effet. Surtout parmi les observateurs qui, comme moi, étaient familiers de l’URSS. Nous avions mesuré toutes les failles du système soviétique. Nous n’avions pas saisi qu’elles étaient mortelles, que le cœur du réacteur soviétique était touché lorsque les Berlinois ont démantelé le Mur. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque: l’Armée rouge était la plus formidable machine militaire du monde. La réunification allemande, encore une fois, ne semblait pas devoir inéluctablement conduire à l’implosion du bloc socialiste. Nous étions nombreux à croire en la possibilité d’un communisme réformateur, en la possibilité pour les pays «socialistes» européens de parvenir à s’entendre avec l’URSS. Il y a eu, durant ces années-là, un incontestable souffle de la perestroïka: l’idée selon laquelle l’URSS, avec son système d’éducation de bonne qualité, avec sa relative égalité sociale, pourrait digérer une ouverture économique graduelle, avait bonne presse dans nos pays occidentaux. Il y avait, en plus, un courant réformiste à l’Est. Gorbatchev et ses collaborateurs l’incarnaient à Moscou. Markus Wolf, l’espion écrivain dont j’ai parlé, semblait prêt à jouer ce rôle en RDA. L’expérience polonaise des Accords de la table ronde, durant le printemps 1989, semblait ouvrir la voie à des compromis politiques. Mais un pan nous avait complètement échappé: la réalité humaine, la formidable aspiration au changement radical des populations, comme on a pu le voir avec, dès l’ouverture des premières brèches dans le Mur, le déferlement des Berlinois de l’Est dans les artères commerçantes de Berlin-Ouest. Les signaux ne manquaient pourtant pas. Je me souviens d’une discussion, début 1989, avec Dimitri Iakouchkine, qui deviendra par la suite le porte-parole du président russe Boris Eltsine. Le père de Iakouchkine était un général du KGB. Son fils connaissait donc parfaitement le système de l’intérieur, et la force de son appareil répressif. Or le voilà qui s’interroge avec moi, au détour d’une discussion: «Pourquoi tout ça? Pourquoi toutes ces conneries?» me lâche-t-il. Le système que son père avait servi était épuisé. Les cervelles «grillées». La chute du mur de Berlin, c’est la prise d’électricité vitale que l’on retire. Fini. Kaputt.
La chute du Mur, c’est aussi le jour J de la renaissance d’une nouvelle Allemagne. Celle dont ne voulait pas Margaret Thatcher. Et celle que redoutait tant, dit-on, François Mitterrand…
– Il faut apporter des nuances.
Du côté américain, deux thèses s’opposaient: celle du forcing, défendue par la CIA et son homme fort d’alors Robert Gates (qui deviendra ensuite, de 2006 à 2011, le ministre de la Défense de George W. Bush puis de Barack Obama), et celle du dialogue avec l’URSS, que défendait Kissinger pour éviter que s’installe «le temps des troubles». On le sait, c’est la première approche qui l’a emporté. Margaret Thatcher, elle, rêvait de réédifier le Mur. François Mitterrand, lui, croit en Gorbatchev. Il adorait la géopolitique. Il croit en une entente continentale entre la France et une URSS réformée. Il ne croit pas en la réunification. Il réserve le meilleur accueil à Oskar Lafontaine, l’adversaire social-démocrate de Helmut Kohl qui avait émis des doutes sur la réunification et se retrouve balayé aux élections de 1990. Puis il a vu que tout cela ne tenait pas. La tornade Kohl a tout balayé.
Le grand homme du 9 novembre, c’est Helmut Kohl?
– Absolument. Y compris d’un point de vue symbolique. Le chancelier allemand est ce jour-là en Pologne. Il a donc, déjà, les pieds dans la nouvelle Europe. Son trait de génie politique, c’est de parier sur les hommes. Il comprend que toute autre solution qu’une réunification immédiate ne marchera pas. Il comprend qu’il faut «payer» tout de suite les Russes pour qu’ils n’interviennent pas. Il comprend qu’il faut agir très vite. Helmut Kohl est celui qui soulève réellement le Rideau de fer.