Amazon, la firme totalitaire qui séduit Arnaud Montebourg

L'enquête de Jean-Baptiste Malet, "En Amazonie, infiltré dans le 'meilleur des mondes'", révèle un scandale social et économique. Etat des lieux des pratiques stakhanovistes d'Amazon, firme impitoyable qui détruit les emplois pour mieux broyer le peu de salariés qu'elle embauche. Et pourtant, le 13 août dernier, Jean-Marc Ayrault et Michel Sapin se penchaient sur la problématique de la pénibilité au travail..
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Amazon, la firme totalitaire qui séduit Arnaud Montebourg
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C'est un récit poignant, qui fait froid dans le dos, fondé sur une description clinique du travail à la chaîne : "En Amazonie, infiltrés dans le 'meilleur des mondes'" décrit à la première personne l'immersion d'un jeune journaliste de 26 ans, Jean Baptiste Malet, dans l'univers impitoyable et quasi totalitaire d'une multinationale de vente en ligne bien connue. Qui soupçonnerait qu'un "système Amazon" puisse exister en France en 2013, bafouant les règles élémentaires du travail, de santé et surtout de dignité humaine ? Si le travail d'usine est dur, fait de tâches répétitives, organisé et hiérarchisé pour optimiser la productivité des ouvriers, l'entreprise de Jeff Bezos, PDG et créateur d'Amazon, le pousse à l'extrême, jusque dans ses pires retranchements. Mais au-delà de la dureté du travail, c'est un avilissement organisé que dénonce le jeune journaliste, embauché quelques semaines comme "picker" dans l'entrepôt de 36 000 mètres carrés de Montélimar. Surveillance électronique, humiliations, accélération des cadences, temps de pause réduits à la portion congrue, horaires forcés, incitation à la délation, propagande digne de l'époque stalinienne : le "management amazonien" pourrait figurer dans un documentaire dénonçant les abus du régime maoïste - version orwélienne de type 1984.

Presser les plus fragiles

Amazon, la firme totalitaire qui séduit Arnaud Montebourg
Jeff Bezos, PDG d'Amazon
La politique d'embauche du géant de la vente en ligne est basique : elle est fondée sur un constat simple, celui de la misère socio-économique. Les entrepôts d'Amazon, explique l'auteur, s'implantent là où le chômage est élevé et recrutent via des agences d'intérim, avec un leitmotiv - "seuls les plus motivés seront élus" - et un hypothétique CDI pour les "meilleurs" à la clé. Le recrutement, dans le discours, est proche de celui de l'armée. Les mises en garde sur la difficulté du travail, permanentes, sont compensées par quelques aspects positifs paternalistes. Le tutoiement dans toute la chaîne hiérarchique est considéré comme une "chance", tout comme le "family day" : l'entreprise accueille les enfants des salariés et leur offre sucreries et châteaux gonflables… Recrutement enfin appuyé par un film musical à la gloire de l'entreprise et de ses employés, tous visiblement enchantés, à l'écran, par leur travail dans l'entreprise où ils sont censés "faire l'histoire", l'un des slogans internes d'Amazon. La réalité que rapporte le journaliste infiltré est, en fait, celle de travailleurs poussés en permanence à la limite de l'épuisement par une entreprise qui sait qu'ils n'ont pas le choix. Les collègues de Jean-Baptiste Malet répètent sans cesse : "Amazon, le problème, c'est qu'il n'y a que ça".

Hors-limites

Amazon, la firme totalitaire qui séduit Arnaud Montebourg
Intérimaires dans l'entrepôt de Chalon-sur-Saône (photo AFP)
Amazon a trouvé le moyen de pousser jusqu'à l'extrême la productivité d'un personnel sans qualification et désemparé par un chômage qu'il subit depuis des années. Chez le géant de la vente en ligne, les employés sont "monitorés" à distance par des supérieurs hiérarchiques installés en open-space au milieu du hangar géant, à l'affut des statistiques produites par leurs ordinateurs portables connectés par wifi aux employés. Via leurs "scanettes" (ces appareils qui les identifient et leur indiquent où aller chercher les produits dans le hangar), les contremaîtres surveillent la course folle des "pickers", ceux qui courent dans les rayons pour préparer les produits à expédier. Dès que leur productivité baisse, des messages de mise en garde s'affichent directement sur l'écran de leurs "scanettes". Les "pickers" parcourent chaque nuit entre 20 km et 25 km pour suivre la cadence, augmenter leurs performances et parvenir, peut-être, à devenir "the best" (terminologie d'Amazon), "le meilleur", celui qui aura droit à un tee-shirt à son effigie et aux applaudissements forcés de ses collaborateurs durant un mois, au départ de chaque "marathon amazonien" lancé chaque jour par le "lead" (contremaître) juché sur une estrade et motivant les troupes au micro.

Propagande stakhanoviste

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Alekseï Stakhanov, le mineur héroïque fabriqué par la propagande soviétique des années 30
Le slogan interne d'Amazon, de l'ordre du dogme, évoque étrangement celui d'une secte religieuse, ou encore la campagne soviétique stakhanoviste des années 1930 : "Work hard, Have fun, Make history". Le premier mot d'ordre, "travailler dur", correspond à la réalité qui s'imprime sur les visages ravagés des équipes que le jeune journaliste côtoie pendant plus d'un mois. Une réalité faite d'horaires décalés, de cadences infernales, de pressions permanentes de la hiérarchie, d'objectifs toujours plus ambitieux et d'épuisement physique un peu plus intense chaque jour. "Have fun" est la devise que les "leads" répètent aux employés au départ de chaque "shift" (les sessions de 7 heures 20 de travail) : "éclatez-vous !". Mais le "have fun" reflète aussi la stratégie de maintien des employés dans un environnement amazonien qui les coupe de la réalité : les horaires ne laissent que peu de marge au personnel pour vivre en dehors de l'entreprise ; celle-ci propose des jeux de type "quizz" à remplir au moment des pauses, pour faire gagner quelques bons d'achat Amazon, ou poste un camion à pralines devant le hangar. Quant au "Make history", il semble qu'il profite avant tout aux dirigeants d'Amazon : comment des salariés qui s'évanouissent de fatigue et d'insuffisance alimentaire dans les travées des hangars (à cause du travail de nuit et des temps de pause réduits) pourraient-ils "faire l'histoire" ? L'incitation à la délation étant clairement établie dans la firme, afin de mieux tenir les troupes, les mauvais esprits se demanderont à quelle page de l'histoire Amazon fait allusion…

Que fait l'Etat ?

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“La consommation en ligne est un phénomène mondial. Il ne faut pas l’opposer à la librairie indépendante, les deux doivent cohabiter.“ Arnaud Montebourg, en juin 2012
Difficile de croire, à la lecture d'un tel récit, qu'un recul aussi grave des conditions de travail soit possible sans que les autorités françaises n'interviennent. L'enquête de Jean-Baptiste Malet décrit avec précision les entorses au droit du travail du géant américain de la vente par Internet : vigiles qui scannent les employés aléatoirement en les forçant à passer par des portiques de détecteurs de métaux sous prétexte de prévenir des vols (avec pour certains des fouilles corporelles) ; salles de repos situées si loin des postes de travail que les 20 minutes de pause sont réduites à 5 minutes ; un temps de pause sur deux non payé ; interdiction de parler de son travail, même à ses proches, sous peine de licenciement ; licenciement pour ceux qui ne remplissent pas les objectifs d'augmentation des cadences. L'Etat, pourtant, à commencer par son ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, continue à plébisciter la firme américaine. L'entrepôt de Chalon-sur-Saône a bénéficié d'une subvention publique de 1,125 million d’euros pour 250 emplois, soit 3400 euros par emploi créé. Un tiers des 1000 emplois est stable, le reste est de l'emploi précaire intérimaire, comme dans l'entrepôt de Montélimar. A ce sujet, le ministre répliquait en juin 2012, lors de l'ouverture du site de Chalon : "Il y aura des emplois saisonniers, oui, comme il en a toujours existé, avec les vendanges par exemple". Et d'ajouter qu'"en cette période d’urgence, un emploi gagné a beaucoup de valeur". "Amazon est suivie depuis le départ" L'urgence est-elle si forte que la création d'un millier d'emplois, en majorité précaires, pourvus par des salariés intérimaires exploités et maltraités par une entreprise aux pratiques managériales et sociales contestables, ne pourrait qu'être applaudie par le ministre du Redressement productif ? Contactés par la rédaction de TV5Monde, les services du ministère d'Arnaud Montebourg n'ont pas souhaité répondre à nos questions. Ceux du ministère du Travail expriment que le ministère de Michel Sapin "est attentif à ce genre de problématiques, mais ne peut anticiper au sujet du nouvel entrepôt de Douai". Alors que le détail des abus d'Amazon décrits par l'enquête de Jean-Baptiste Malet leur était transmis par téléphone, la responsable du ministère du Travail indiquait qu'"Amazon est contrôlé, comme toutes les entreprises, et le sera aussi à Douai. L'inspection du travail fait son travail". L'inspection du travail de Montélimar, jointe par téléphone, nous a confirmé avoir "bien reçu et communiqué le règlement intérieur d'Amazon à l'inspection dont dépend le siège de la firme américaine. Il a été validé. la société Amazon est suivie depuis le départ, nous participons à améliorer les locaux, à la prévention des risques. Il y a un contact avec les représentants syndicaux, ceux du personnel, comme ceux de la direction. Amazon a sa propre culture et elle est très contraignante, l'entreprise essaye de s'adapter, de s'améliorer, mais c'est difficile. Comme une autre société - Ikéa - ce sont des entreprises qui pratiquent une logique de la qualité maximale, de la satisfaction du client et de très forte productivité. Le problème est d'arriver à déterminer ce qui est admissible ou pas. Le choix, ici, est de rappeler les règles et de faire progresser les choses plutôt qu'une approche agressive. Il faut savoir qu'il y a de nombreux procès-verbaux qui ne donnent rien, et puis les moyens de ces multinationales par rapport à l'autorité judiciaire sont disproportionnés, surtout qu'Amazon a été soutenue publiquement par un ministre".

Préfiguration de l'avenir ?

"En Amazonie, infiltré dans le 'meilleur des mondes'" ne peut laisser indifférent et pose de nombreuses questions de société dans une période de mutation économique et de grandes difficultés sociales. Ce que l'entreprise Amazon renvoie, par ses pratiques, est potentiellement l'avenir. Un avenir glaçant où les salariés ne sont plus que des machines à pousser des cartons ou, comme dirait l'auteur, Jean-Baptiste Malet, "des poulets de batterie". Sachant que pour chaque emploi créé par Amazon, des dizaines d'autres disparaissent, "l'ogre de la vente en ligne" tue les librairies indépendantes, les enseignes culturelles, les commerces de proximité et, bientôt, ceux de l'alimentaire, comme il a déjà commencé à le faire aux Etats-Unis. Les meilleurs prix, la gratuité de l'envoi et la facilité d'achat par Internet méritent-ils un tel basculement de civilisation ? La question, à défaut de trouver une réponse, est en tout cas posée…

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