Le monde se rend-il compte des dégâts que cause l’exploitation de ressources naturelles en Amérique latine ? Le 23 mai, le Pérou a ainsi déclaré l’état d’urgence dans onze districts de la région de Madre de Dios située en Amazonie (sud-est du pays). Des taux anormalement élevés de mercure ont en effet été détectés dans cette zone où les mines clandestines d’extraction de l’or sont légion.
Les populations autochtones, les rivières et les espèces aquatiques sont d’ores-et-déjà contaminées, prévient un rapport des autorités environnementales péruviennes, « ce qui entraine des problèmes de santé sérieux, chroniques et complexes, particulièrement chez les enfants et les femmes enceintes ».
Dans ce pays d’Amérique du sud, dénoncer les problèmes environnementaux n’est pourtant pas de bon augure.
César Estrada Chuquilin, journaliste et membre du Red de Comunicadores Indigenas del Perú, en a fait les frais. Depuis plusieurs années, il dénonce les exactions concernant des conflits fonciers entre les multinationales et les communautés autochtones ainsi que les dommages écologiques liés notamment au projet minier Conga dans la région du Pérou de Cajamarca (nord-ouest).
Pour cela, il a régulièrement été victime de persécutions, diffamation, intimidation, harcèlement, menaces, attaques et vols. Ce défenseur de l’environnement et des droits de l’Homme subit un acharnement judiciaire et a même failli perdre un œil à l’issue d’une violente agression physique. Début mai, il a d'ailleurs reçu à Paris le
prix pour les Droits humains Martine Anstett.
Deux mois plus tôt, l’assassinat de l’écologiste et cheffe de file de la défense des droits indigènes,
Berta Caceres, au Honduras suscitait une indignation mondiale. Pour la famille de cette Hondurienne de 43 ans «
les responsables de son assassinat sont des groupes industriels en connivence avec le gouvernement ». Le rapport annuel de
Global Witness - ONG qui lutte contre les abus environnementaux et la corruption - pour l’année 2015 lui a été dédié. Dans ce rapport, on apprend qu’au moins deux personnes sont tuées chaque semaine simplement parce qu’elles défendent leur terre et l'environnement.
Cinq questions à Delphine Couveinhes-Matsumoto, auteure du livre Les Droits des peuples autochtones et l’exploitation des ressources naturelles en Amérique latine, paru aux éditions Harmattan, et spécialiste des droits de l’Homme à l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF).
Qui sont les peuples autochtones d’Amérique latine ?
L’un des critères principaux pour catégoriser les peuples autochtones est la continuité historique et la priorité dans le temps, l’auto-identification. Il s’agit des personnes originaires d’un lieu avant la colonisation. Parmi les autres critères, nous retrouvons le sentiment d’appartenance à un groupe, le partage d’une culture ancestrale, d’une langue etc.. Les autochtones sont présents dans toute l’Amérique latine, même si certains pays ont quasiment exterminé leurs peuples autochtones. C’est le cas de l’Argentine, où il y en a très peu. Selon l’annuaire de l’Institut indigéniste interaméricain, ils sont entre 33 et 40 millions répartis en 400 peuples qui ont leurs propres langues et cultures.
Beaucoup d'autochtones vivent encore selon leur mode de vie traditionnel. Ils sont majoritairement paysans. Ce qui caractérise les autochtones, c’est leur lien particulier avec la terre. Leur respect de la nature est très fort. Leurs rituels face à la nature sont très importants. Pour autant, cela ne signifie pas qu’ils sont coupés du monde moderne. Les peuples en isolement volontaire sont très peu nombreux.
Dans mon ouvrage, je me suis concentrée sur l’Amérique latine parce que je connais bien ce continent. Mais le phénomène existe partout en Afrique, en Asie et même en Europe. En 2004, lorsque j’étais accompagnatrice internationale de défenseurs de l’environnement au Guatemala, j’ai constaté que beaucoup d’autochtones voyaient leurs droits complètement violés à cause notamment des industries minières sur leur territoire. A partir de cet instant, j’ai décidé d’y consacrer mes travaux.
Pourquoi les autochtones sont-ils particulièrement menacés ?
En Amérique latine, les ressources minérales et le pétrole présents dans le sous-sol relèvent de la compétence de l’Etat, même si vous êtes propriétaire d’un terrain ou d’une habitation. Pour exploiter des ressources naturelles, l’Etat négocie ses conditions directement avec les entreprises, qui sont généralement des multinationales. Les populations autochtones qui vivent sur les territoires concernés ne sont, quant à elles, quasiment pas consultées.
En principe, les propriétaires ont un droit de compensation. Mais les autochtones ne possèdent généralement aucun titre de propriété ou foncier. Ils sont donc bien souvent expulsés de l’endroit où ils, et leurs ancêtres, habitent depuis des centaines d’années, sans aucune compensation.
Il faut aussi savoir que pour l’exploitation d’une mine, l’entreprise fait d’abord une exploration. Elle amène ainsi des infrastructures sur place, coupe des arbres parce qu’il faut faire venir des bulldozers, creuse des mines à ciel ouvert etc. Tout cela entraîne des pollutions de l’air, de l'eau et sonore. Les entreprises exploitantes vont également déverser dans les cours d'eau alentour des produits dangereux, comme du cyanure pour l'extraction de l'or. Ces toxiques se retrouvent ensuite dans les rivières, ce qui entraîne l’apparition de maladies pour les habitants qui s’y baignent ou qui la boivent et des modifications graves sur la faune locale. Celles-ci n’ont plus aucune ressource pour vivre puisque tout leur écosystème est détruit et contaminé. Et leurs traditions sont remises en cause.
Lorsqu’ils sont expulsés, les autochtones se déportent parfois de quelques centaines de kilomètres pour essayer de reconstruire quelque chose ou bien l’Etat leur "offre" un terrain. Sinon, ils sont obligés de partir vers les villes ne serait-ce que pour avoir à manger. On constate ainsi beaucoup de mendicité, d'alcoolisme, et parfois même de prostitution chez les autochtones en milieu urbain.
Comment peut-on défendre ces populations autochtones ?
La question est de plus en plus soulevée. Je crois en la justice. Si nous luttons contre l’impunité, nous pouvons aider à protéger les peuples autochtones grâce aux droits qui existent déjà. Ceux-ci ont été formulés dans des conventions internationales auxquelles sont liés les Etats. Deux droits principaux pourraient permettre de faire entendre la cause des autochtones.
Le premier est le droit à la terre, qui a une connotation collective. Il est différent du droit de propriété. L’appartenance n’est pas individuelle mais communautaire. Il comprend l’espace de vie de la communauté, comme ceux de chasse, de rite etc. Ce droit a permis à des juridictions nationales et internationales de positionner les peuples autochtones comme détenteurs d’un droit. S’ils sont expropriés, ils peuvent prétendre à une compensation ou une indemnisation.
Le second droit des autochtones est le droit de participation. Il comprend plusieurs déclinaisons plus ou moins contraignantes. Avec ce droit, ils peuvent participer aux décisions qui les concernent. En premier lieu, ils doivent être informés, puis ils ont la possibilité de participer aux décisions. Les autochtones peuvent donc donner leur avis même s’ils n’ont pas vraiment d’influence sur la décision finale. Ensuite, vient le consentement libre, préalable et informé.
Avec ce dernier point, nous pourrons peut-être aboutir à de vraies négociations puisque les autochtones sont assis à la table des négociations aux côtés de l’Etat et des entreprises. Des études d’impact environnement, culturel et social sont faites pour permettre de prendre des décisions.
Le consentement signifie, malgré tout, que les peuples autochtones ont un droit de véto. Pour l’instant, ce n’est pas interprété comme tel. Mais si nous y parvenons, ils seront considérés comme une partie prenante du projet et l’Etat sera obligé de l’inclure dans les négociations. Cela serait formidable.
Certaines juridictions ont reconnu ces droits mais ce n'est pas encore généralisé.
Souvent, les autochtones obtiennent réparation d’un préjudice sur la base d’un dommage fait à l’environnement mais pas à leur communauté. Celle-ci n’étant pas encore vraiment reconnue. Certains grands procès devraient pousser les entreprises à plus réfléchir avant d’investir et d’exploiter les ressources naturelles d’un pays. Par exemple, en 2012, la compagnie pétrolière Chevron-Texaco a été condamnée en appel à verser 18 milliards de dollars de réparation à plus de 30.000 autochtones pour avoir pollué une partie de l’Amazonie en Equateur.
Les juridictions internationales sont-elles compétentes pour leur venir en aide ?
Dans plusieurs de ses arrêts, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a donné gain de cause à des communautés autochtones dans des contentieux liés à l’exploitation de ressources naturelles. C’est un premier pas qui permet de rendre justice, de dire à ces peuples qu’ils ont été entendus et compris en tant qu’autochtones.
En ce qui concerne les crimes environnementaux, nous en avons un peu parlé pendant la COP21. Mais il n’existe pas de juridiction internationale pour l’environnement. Plusieurs types de recours sont toutefois possibles. Le recours national a cependant du mal à aboutir en raison notamment de la corruption et de l’indépendance des juges limitée.
Quel rôle peuvent avoir les entreprises qui exploitent les ressources naturelles dans la protection des autochtones et de l’environnement ?
Certaines compagnies adoptent des codes de bonne conduite. Les droits de l’Homme sont parfois intégrés à leur politique. Cependant, cela ne veut pas dire qu’elles l’appliquent dans les faits. Mais au moins les populations autochtones sont entendues.
L’exploitation des matières premières dans un pays du sud ne se fait pas de la même façon que dans un pays du nord. Les multinationales sont soumises à la législation locale qui est souvent faible dans les pays en développement. Les entreprises se permettent donc ce qu’elles veulent même si elles sont parfaitement au courant des dangers qu’encourent les populations locales.
Lorsqu’une exploitation prend fin, il faut que les entreprises remettent en état les lieux. En général, cela n’est pas fait.
Nous savons très bien que pour un Etat, le domaine des ressources naturelles est stratégique. L'idéal serait de créer des mécanismes qui permettent de la prévenir. Je pense que les multinationales ont un rôle important à jouer dans ce domaine. Il faudrait arriver à un rééquilibrage des relations entre Etats, entreprises et peuples autochtones. Ceux-ci doivent être intégrés à toutes les négociations lorsque cela concerne leurs terres.
Les consommateurs ont aussi un rôle à jouer dans ce mécanisme. Pour cela, il faut commencer par les sensibiliser aux conséquences de l’exploitation des ressources naturelles et leurs conséquences tant sur l'environnement que su les autochtones.
Les Droits des peuples autochtones et l’exploitation des ressources naturelles en Amérique latine de Delphine Couveinhes-Matsumoto, éditions L'Harmattan, prix 54€.