“Je redoute une situation de chaos général“
Catherine Poujol, professeur d'histoire et de civilisation de l'Asie centrale à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)
Peut-on parler de génocide ouzbek ? C’est difficile à dire. Il faut être très prudent. Les faits ne sont pas encore clairement établis. Dans tous les Etats d’Asie centrale, il y a une absence totale de transparence de l'information, faisant la part belle à la rumeur. Ceci étant dit, il s’agit bien de massacres ciblés sur une population désignée comme bouc-émissaire et permettant d'instaurer le chaos. Les victimes sont à plus de 90% ouzbeks, surtout des femmes, des enfants et des vieillards. Beaucoup d’hommes ouzbeks étant partis travailler à l’étranger. Il y a eu des maisons incendiées, des magasins saccagés, des femmes violées, peut être jusqu'à 2000 morts et 400 000 réfugiés. Ce qui s’est produit est monstrueux et terriblement triste pour tous ceux qui connaissent cette région du monde. Pour se faire, il y a eu un appel à la haine interethnique. Des jeunes des villages voisins sans travail depuis des années, jaloux des Ouzbeks qui tiennent la plupart des commerces, ont été amenés par camion jusqu’à Och et Djalal-Abad. Ils ont été armés, soulés voire aussi drogués. On parle égalemnt de snipers et de mercenaires qui auraient été recrutés. Ce n’est donc pas un mouvement spontané. Tout semble avoir été planifié à l’avance et bien orchestré avant le référendum du 27 juin. Ce n'est sans doute pas terminé. Le gouvernement provisoire fait état d’une troisième force pointant du doigt des partisans de Bakiev, l’ancien président déchu, originaire du sud du pays et au nationalisme kirghiz prononcé. Donc au niveau du résultat, ces massacres s’apparentent à des pogroms. Mais les causes sont plus floues. Elles sont d’ordre politique, économique et mafieuse. Le plus grand chef de la mafia locale était ouzbek. Avant d’être tué le 7 juin, il n’a pas hésité à donner des noms. Ce qui peut aussi être à l’origine du déclenchement des pogroms. Et si l’économie avait été fleurissante, ces massacres de juin n’auraient jamais eu lieu.
Y a-t-il déjà eu des massacres similaires dans l’histoire du Kirghizstan ? C’est récurrent dans cette région. En 1990, des terres ont été prises dans les kolkhozes ouzbeks pour les donner aux Kirghiz, ex-nomades qui ont toujours eu un problème d'accès à la terre. Ce qui a provoqué des massacres dans le « sens inverse », faisant des centaines de morts. Depuis, les rancœurs sont restées. Au XIX, les Kirghiz ont été la cible du pouvoir ouzbek dans le cadre du petit Etat de Kokand qui dominait à l’époque la vallée de Ferghana. Donc, historiquement, cet antagonisme "geo-économique"entre Kirghiz et Ouzbeks a toujours existé. Mais ces derniers massacres de juin marquent une rupture. Pour faire revivre ensemble les communautés, ce sera vraiment très difficile. Le Kirghizstan, qui était pourtant un pays prometteur, ne sera plus jamais comme avant.
Est-ce le début d’une guerre civile qui pourrait durer des années ? Une guerre civile, c’est la rivalité entre deux camps pour accéder au pouvoir. Or, au Kirghizstan, si les Ouzbek qui ont fui le sud, leur lieu d'implantation séculaire, décident de ne plus revenir, la guerre civile ne sera pas possible. En fait, je redoute plus une situation de chaos général. Selon les dernières informations, les bandes qui ont massacré les Ouzbeks seraient en route vers Bichkek, la capitale. La rumeur parle d'un nouveau renversement du pouvoir. Cette déstabilisation du Kirghizstan pourrait avoir de graves conséquences dans le reste de l’Asie centrale puisque 300 000 Kirghiz vivent en Ouzbékistan, des milliers d’Ouzbeks sont installés au Kazakhstan, sans parler des Russes, des Tatares et des Ouïgours qui ont des minorités dans toutes les républiques.
La solution n’est-elle pas dans la démocratisation du pays avec la mise en place d’élections comme le gouvernement provisoire envisage de le faire ? Il est vrai que les Ouzbeks ont toujours été exclus du pouvoir et des postes à responsabilité alors qu’ils sont des citoyens kirghiz. Ils ont dénoncé pendant des années cette discrimination que les pouvoirs indépendants n'ont pas cherché à régler, bien au contraire, la préférence nationale est de mise, l'Etat et les esprits en général sont ethnocratiques, on en voit le résultat aujourd'hui. A l’époque soviétique, la citoyenneté suivie de la nationalité était inscrite sur le passeport. Il y avait donc deux niveaux d'identification. Depuis la disparition de l’URSS, la nationalité n’est plus mentionnée sur les papiers d’identités. Tout le monde est citoyen « kirghizstanais ». Mais en fait il n’y a jamais eu depuis 1990 un nouveau pacte de la citoyenneté qui aurait vraiment donné corps à ce nouveau citoyen. C’est un des problèmes de fond du pays et des ses voisins régionaux. Néanmoins, dans le contexte actuel, quand les conditions économiques sont si mauvaises et avec une telle injustice ressentie par la majorité des citoyens, je ne crois pas aux vertus de la démocratisation. C’est malheureux à dire mais le Kirghizstan a besoin d’un pouvoir central fort qui puisse frapper du poing sur la table pour faire régner l’ordre et la sécurité et assurer une société plus juste. Faute de quoi, il laisse la porte ouverte à l'alternative islamiste, ou le rattachement à la Chine pourquoi pas. Ce n'est pas parce que le silence des partisans du « califat global » (et celui de la Chine) est assourdissant que rien ne bouge en réalité. Mais, il est bien trop tôt pour le voir. Aujourd’hui, le gouvernement provisoire, pressé d'asseoir sa légitimité, semble négliger les rares voies de la réconciliation, à savoir la reconnaissance de la souffrance d'une partie de ses citoyens. Il veut à tout prix organiser un référendum sur la constitution le 27 juin alors que des millions de citoyens sont dans l’impossibilité de se rendre aux urnes. Quelle sera alors la légitimité de ce scrutin, s'il a lieu, sans les électeurs du sud du pays, en particulier sans les Ouzbeks ? Quand la présidente par intérim s’est rendue à Och après les massacres, elle n’a visité aucun quartier ouzbek et n’a même pas reçu la délégation de femmes ouzbeks qui avait pourtant une supplique à lui remettre. Pourquoi un tel comportement ? Parce que si elle l’avait fait, elle aurait été destituée en moins de 48 heures, m’a-t-on répondu de source fiable. C'est bien qu'il y a une forte pression au sein même du gouvernement provisoire. Il faut donc espérer une consolidation de l'Etat dans le sens de la raison et du retour à la paix civile, même si tout est à reconstruire. Pensez-vous que l’ancien président Bakiev pourrait revenir au pouvoir pour résoudre la crise ? Bakiev est chauffé à blanc en ce moment par le président de la Biélorussie pour revenir à la tête du Kirghizstan. Il est vrai qu’il lui reste encore du « business » dans le pays. Il n’a pas tout placé sur ses comptes à l'étranger. Mais il ne peut pas se présenter comme l’homme providentiel. Il a été trop détesté par l’ensemble de la population. Cette hypothèse du retour me parait peu probable et peu réalisable. Sur place, les politologues sont très pessimistes. Ils ne voient aucune issue à cette crise, sans intervention extérieure, laquelle attend que le pouvoir kirghize se stabilise et espère ne pas ouvrir un nouveau front de guerre. Il y a un consensus pour dire qu’il faut absolument mettre en place une commission d’enquête internationale. Ensuite, on pourra vraiment comprendre ce qui s'est vraiment passé, du moins faut-il l'espérer. Propos recueillis par Camillle SARRET le 23 juin 2010
Note biographique
Catherine Poujol est professeur d'histoire et de civilisation de l'Asie centrale à l'institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) où elle enseigne depuis 1982. Son expérience de la région remonte à 1979 lorsqu'elle a commencé à s'intéresser à l'islam transoxianais et au judaïsme boukhariote. Aujourd'hui ses travaux portent plus les périodes de transition. Elle a publié en 2005
Ouzbékistan : la croisée des chemins, édition Belin.