Analyse de Vicken Cheterian, spécialiste de l'Asie centrale

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“Les deux puissances hésitent à intervenir“

Entretien avec Vicken Cheterian, journaliste spécialiste de l'Asie centrale

“Les deux puissances hésitent à intervenir“
Quel est le rôle stratégique du Kirghizstan en Asie centrale ? Le Kirghizstan a pour spécificité de faire cohabiter sur son territoire montagneux deux bases militaires étrangères, l’une américaine et l’autre russe. Après le 11-Septembre, les Etats-Unis ont cherché des appuis en Asie centrale. Ils avaient réussi à ouvrir une base en Ouzbékistan mais ont dû la fermer en 2005 pour des raisons de tensions politiques avec leur partenaire. C’est en 2001 qu’ils se sont installés au Kirghizstan, dans la ville de Manas à 25 km de la capitale. Cette base est devenue un centre de transit important où passent des milliers de soldats en route vers l'Afghanistan. Pour Moscou, les enjeux sont autres. La Russie cherche à conserver son influence dans la région et veut contrôler au plus près ses frontières du sud. Elle redoute l’infiltration de mouvements radicaux islamiques qui étaient très actifs dans les années 90, en lien notamment avec le conflit tchétchène. Quelles relations le Kirghizstan entretient-il avec ces deux puissances ? Le Kirghizstan est un pays pauvre. Le secteur des mines qui s’était développé sous l’ère soviétique est sinistré. Dans son sous-sol, il n’y a ni gaz ni pétrole. Aussi, le pays se doit de garder de bonnes relations avec Washington et Moscou pour obtenir le maximum d’aides.
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Bakiev, le président déchu (AFP).
Comment la Russie et les Etats-Unis ont-ils réagi au renversement du président Bakiev en avril dernier ? Ce changement à la tête du pays a provoqué des inquiétudes autant à Washington qu’à Moscou mais pour des raisons différentes. Pendant un certain moment, les relations ont été tendues entre l’administration américaine et l’ancien président kirghiz qui a menacé plusieurs fois de fermer la base militaire américaine. Malgré leur discours sur la démocratie et la transparence, les Etats-Unis ont dû accepter le « deal » de Bakiev. Des commandants américains ont trempé dans des histoires louches de corruption. Aujourd’hui, Washington est plutôt embarrassé par ce changement de pouvoir. De leur côté, les Russes ont reconnu rapidement le nouveau gouvernement intérimaire kirghiz mais ont rapidement perçu les risques d’insécurité que ce changement politique pouvait engendrer. Ils connaissent très bien la région. L’une des deux puissances pourrait-elle intervenir pour rétablir le calme dans le sud du pays ? Les deux puissances hésitent à intervenir. Le gouvernement provisoire a déjà demandé de l’aide aux Russes qui n’ont pas encore répondu. Moscou hésite. Le prix à payer semble trop élevé. La situation est imprévisible et il n’y a pas de garantie de succès. Dans le sud du Kirghizstan, l’Etat est faible, il n’existe aucun système de sécurité, la police est inexistante.
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Une rue d'Och (P. Rekacewicz - 2004).
La Chine, voisine du Kirghizstan, pourrait-elle jouer un rôle dans cette crise ? Il existe d’intenses échanges économiques entre les deux pays. Mais pour l’instant, la Chine n’a pas les moyens d’intervenir dans cette crise. Toutefois, c’est une question qu’elle doit suivre de près puisque de nombreux exilés Ouighours habitent cette région. Il faut se rappeler qu’en juillet 2009, la province chinoise du Xinjiang avait été également secouée par de violents affrontements entre Ouighours et Hans. Comment analysez-vous les violences interethniques qui ont fait près de 200 morts dans la région d’Och ? Les spécialistes savaient que la situation communautaire était tendue dans le sud du pays. Mais, personnellement, je suis très étonné par le degré de violence. Après l’écroulement de l’Union soviétique, le Kirghizstan était parvenu à mener des réformes économiques et à intégrer ses minorités. Mais depuis la fin des années 90, plus aucune réforme n’a été lancée et le pays s’enlise dans la pauvreté et la corruption. Ces derniers pogroms dans le sud sont révélateurs des tensions sociales qui traversent le Kirghizstan. C’est la conséquence de migrations internes. Implantés à l’origine dans les zones rurales, les Kirghizs sont poussés à s’installer dans les villes pour trouver du travail. Ce qui provoque des incompréhensions et des tensions avec les Ouzbeks. Par ailleurs, il ne faut pas négliger la dimension mafieuse de cette crise. Dans ce pays pauvre, l’économie locale est détenue par des réseaux mafieux qui entretiennent des relations étroites avec le pouvoir politique. Donc, quand il y a un changement à la tête de l’Etat, il faut retrouver un nouvel équilibre avec la mafia locale. Faut-il craindre une contagion de ces violences ? C’est un des risques de cette crise. Dans le sud du Kirghizstan, les Kirghizs sont amplement majoritaires face aux 200 000 Ouzbeks. Mais cette zone s’insère dans un espace géographique plus large, la vallée fertile de Ferghana qui, elle, est dominée par les 8 à 9 millions d’Ouzbeks. Ces pogroms vont certainement renforcer le nationalisme ouzbek. Aussi, à terme, la région pourrait connaitre de graves affrontements comme cela s’est produit dans les Balkans dans les années 90. Propos recueillis par Camillle Sarret 16 juin 2010

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Le journaliste Vicken Cheterian a suivi la question palestinienne et a couvert la guerre au Liban et les conflits au Caucase et en Asie centrale ainsi que l’actualité politique en Ukraine et en Russie. Il a publié de nombreux articles, notamment dans Le Monde diplomatique et le Neue Zuercher Zeitung. Il est aussi l’auteur de War and Peace in the Caucasus, Russia's Troubled Frontier, Hurst/Columbia University Press, 2008.