Fil d'Ariane
TV5MONDE : De manière générale, où en est actuellement la situation des droits de l’Homme en Russie ?
Anastasia Garina : C’est une période très difficile pour les droits humains en Russie. Je ne sais même pas par où commencer. Les violations sont flagrantes et répandues. Ce sur quoi nous travaillons depuis des années ne fait que s’accentuer et aujourd’hui, la Russie rend cela visible à grande échelle à l’étranger. Tout ce qui se passait déjà avant est passé à un niveau tout à fait inédit. Les tortures, les kidnappings, l’entrave à la liberté de parole, de rassemblement…
Toute liberté, toute indépendance est punie, écrasée et parfois de façon très violente pas l’Etat russe. Nous vivons des temps sombres et le plus triste est que cette situation ne fait qu’empirer.
Nous sombrons dans un abîme dont nous ne savons pas où est le fond
Anastasia Garina, directrice exécutive de l'ONG Memorial
TV5MONDE : Est-ce que la mobilisation « partielle » décrétée par Vladimir Poutine au mois de septembre, avec parfois des processus violents et forcés, engendre une détérioration de cette situation ?
Anastasia Garina : Oui, absolument. Depuis que cette guerre a commencé, la situation se dégrade tous les jours. Nous sombrons dans un abîme dont nous ne savons pas où est le fond. Parfois les choses s’accélèrent, parfois elles ralentissent. Tout ce qu’il se passe actuellement [ndlr : la guerre en Ukraine] influe sur cette situation.
Il y a des situations terribles liées à cette mobilisation. A la fois sur les personnes mobilisées de force mais aussi sur celles qui protestent contre cette mobilisation. La façon dont on essaye de punir les récalcitrants est terrible.
Il y a, par exemple, des convocations qu’on remet de force contre des personnes qui sont allées manifester contre la guerre. C’est le cas en Tchétchénie d’où nous arrivent des informations. Des femmes qui ont protesté contre la mobilisation de leurs fils ont été arrêtées. On a ensuite réuni leurs maris pour qu’ils les tabassent. Puis on a mobilisé les fils de ces femmes. Il y a eu le cas d’un homme, qui a été témoin de cette pratique, qui ne l’a pas supporté et qui en est mort. Il est mort d’avoir été contraint de frapper sa femme et d’avoir vu son fils mobilisé. Il y a des exemples barbares et je pense que leur nombre ne va faire qu’augmenter.
Le problème que rencontrent les Russes et les Ukrainiens est le même. Et ce problème réside à Moscou
Anastasia Garina, directrice exécutive de l'ONG Memorial
TV5MONDE : La société russe est-elle consciente d'évoluer au sein d'un système répressif ?
Anastasia Garina : Il est très difficile de parler au nom de tous les Russes puisque, comme dans chaque pays, l’éventail des opinions est très large. Il y a des personnes qui, sans aucun doute, voient et comprennent ce qu’il se passe, qui ont très peur, qui sont chagrinées. Et il y a des personnes qui ne comprennent pas et qui attendent la victoire. Mais je ne sais pas quelle victoire, la victoire de quoi ou de qui contre qui ?
Si l’on parle de ce qui caractérise la majorité des Russes, en prenant en compte cet éventail d’opinion, c’est la peur, la terreur. Certains comprennent plus profondément ce qu’il se passe, d’autres le comprennent moins. Mais tout le monde voit que nous ne pouvons pas prédire l’avenir et qu’il est terrifiant. Et nous ne pouvons rien faire d’autre que de continuer de vivre, de travailler. Mais la peur est commune.
(Re)voir : Russie : la mobilisation est un fiasco
TV5MONDE : L’ONG Memorial a notamment été primée aux côtés de l'ONG ukrainienne, Centre pour les libertés civiles. Une annonce qui a été accueillie avec amertume par les Ukrainiens. Certains craignent que les souffrances des deux peuples puissent être mises sur un pied d'égalité. Comprenez-vous ce sentiment ?
Anastasia Garina : D’un point de vue émotionnel, je peux tout à fait comprendre les Ukrainiens. D’un autre côté, je ne pense pas que cela met sur un pied d’égalité les souffrances puisque le prix Nobel ne sert pas à mesurer les souffrances. Il faudrait demander au comité du prix Nobel ce qu’ils en pensent.
Mais il me semble que ce qui a été souligné n’est pas la souffrance des uns et des autres, ce n’est pas la supposée fraternité des peuples russes et ukrainiens. Non. Ce que ce prix met en avant, c’est que le problème que rencontrent les sociétés civiles russes et ukrainiennes, et celui qu’a rencontré la société biélorusse est le même. Et ce problème réside à Moscou.