Arabie Saoudite : «MBS» affaibli par le rapport Khashoggi de la CIA ?

En déclassifiant, le 26 février, le rapport de la Central Intelligence Agency (CIA) accusant nommément Mohamed Ben Salmane d’avoir « approuvé » l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en 2018, le président américain Joe Biden place le prince héritier d’Arabie Saoudite dans une position inconfortable. Au point de sceller son avenir à la tête du royaume ?
 
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Mohammed Ben Salmane
La position du prince héritier Mohammed Ben Salmane, dit "MBS", ici, lors d'un sommet du G-20 en visioconférence le 22 novembre dernier, pourrait être fragilisée à la suite de l'accusation du rapport Khashoggi. 
Bandar Aljaloud (AP)
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En « mettant fin à tout soutien américain aux opérations offensives dans la guerre au Yémen » et, en conséquence, en annulant la vente d’armes à l’Arabie Saoudite au début du mois de février, Joe Biden avait donné le la.

« Recalibrer » sa relation avec le royaume wahhabite, tel est le leitmotiv affiché par le 46ème président américain, en rupture avec le credo de son prédécesseur.

L’administration Trump ne s’était jamais risquée à bousculer aussi sérieusement son allié du Golfe, la « déférence » de celle-ci étant même questionnée par le New York Times fin 2019.

En déclassifiant un rapport de la Central Intelligence Agency (CIA) accusant nommément Mohamed Ben Salmane d’avoir « approuvé une opération à Istanbul, en Turquie, pour capturer ou tuer le journaliste Jamal Khashoggi », Joe Biden porte potentiellement un coup très rude au prince héritier.

Non seulement car son image s’en retrouve écornée à l’international mais également au sein de son propre pays. « C’est une configuration nouvelle, l’effet de séisme pourrait être assez brutal », souligne Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense et auteur de Dr. Saoud et Mr. Djihad : la diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite.

Malgré les soupçons depuis l’assassinat de Khashoggi et la reconnaissance à demi-mot de Riyad, «MBS» était présenté comme un réformateur. Mais ses méthodes brutales révélées au grand jour s’inscrivent finalement dans la continuité. « C’est un pur produit du système. Les boîtes de relations publiques ont rempli leur contrat en le présentant de manière positive, poursuit Pierre Conesa. Les femmes peuvent conduire. Quelle révolution ! Voyez à quel point nos critères d'évaluation se sont abaissés. »

(Re)voir : Meurtre de Jamal Khashoggi : le rapport de la CIA qui accuse Ryad
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L’heure de la revanche ?

En 2017, Mohamed Ben Salmane est intronisé vice-Premier ministre après « un saut générationnel », en lieu et place de son cousin Mohammed Ben Nayef, rappelle M. Conesa.  C'est à ce moment-là qu'il avait lancé les grandes manœuvres à la tête d’un comité anti-corruption.

En témoigne, l’épisode de l’hôtel Ritz-Carlton de Riyad. Entre novembre 2017 et janvier 2018, deux cents princes, ex-ministres et hommes d’affaires saoudiens avaient été retenus prisonniers dans ce palace, leur libération étant conditionnée à la "restitution" de sommes substantielles dans le cadre d'une purge anti-corrpution sans précédent. Véritable démonstration de force de «MBS», 88 milliards d'euros ont été récupérés par l'Etat.

Cette histoire de « la chambre d’hôtel la plus chère du monde », selon le mot de Pierre Conesa, pourrait au final porter préjudice à «MBS». « Son avenir dépendra des réactions en interne. Tous ceux qui se sont fait marcher sur la tête pourraient bien décider de le lui faire payer. »

De plus, les Etats-Unis viennent d'appliquer des sanctions financières à des proches de «MBS» à l’instar de l’ancien numéro deux du renseignement, Ahmed al-Assiri. Et 76 Saoudiens font l'objet de restrictions de visas par Washington dans le cadre de la nouvelle règle du "Khashoggi ban"("interdiction Khashoggi"). Pour Pierre Conesa, ces mesures de rétorsion américaines « fragilisent » l'héritier de 35 ans, même si lui même n'est pas directement visé.

Avec l'affaiblissement de son entourage et de ses soutiens, il pourrait se retrouver bien isolé dans les couloirs du palais royal d’Al-Yamamah. « Il faudrait réaliser un travail critique sur les 76 personnes désignées par les Etats-Unis pour voir jusqu’à quel niveau les sanctions interviennent dans la hiérarchie saoudienne. »

« Un gros événement »

Par ailleurs, la dénonciation publique d’un des plus hauts dirigeants saoudiens par l’administration américaine s'avère inédite ou presque. 

« Cela constitue un gros événement. D’autant plus important que le lobby saoudien aux Etats-Unis fait un blocage systématique quand il s’agit de dire du mal du pays, même dans les pires épisodes, explique Pierre Conesa qui prépare la sortie d'un ouvrage sur le sujet du lobby saoudien. Tant que Trump gardait le silence, on était dans un système où le chien aboie mais la caravane passe. »

En s’asseyant sur le rapport de la CIA, Donald Trump avait emboîté le pas de Georges W. Bush. En 2002, ce dernier avait classé secret défense un rapport sur le 11 septembre, en y retirant 28 pages pointant le rôle éventuel d’officiels du royaume saoudien dans le financement des attentats. Le contenu du document ne sera dévoilé que quatorze ans plus tard, à la fin de la présidence Obama.

Regarder : Etats-Unis - Arabie Saoudite : quel changement diplomatique ?
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Coup politique de Biden ?

La possibilité d’un coup politique de la part de Joe Biden n’est pas à exclure. La révélation du rapport laisse en effet entendre que Donald Trump connaissait les responsables du meurtre de Jamal Khashoggi et qu'il a délibérément décidé de garder l'information secrète. Une dissimulation qui pourrait lui coûter un certain crédit,  voire « enterrer encore un peu plus Trump et l’éloigner définitivement du champ politique », note Pierre Conesa.  

Les relations bilatérales, elles, vont sans doute encore prospérer. « La crise diplomatique majeure est évitée mais il faut rester prudent. On peut faire les gros yeux à l’Arabie Saoudite et au moindre signe de rémission de sa part, comme la libération récente de la militante Loujain al-Althoul, dire "c’est bon, le pays se réforme", et reprendre les affaires. En vérité, l’Arabie Saoudite, c’est le royaume immobile car il n'a jamais été réformé. »

Si «MBS» est bel et bien accusé d'avoir validé l'assassinat de Khashoggi par le rapport de la CIA, il n’est ni visé par les sanctions américaines, et encore moins condamné. « C’est un jeu d’hypocrites, astucieux. Il ne faut pas oublier que Khashoggi est la cinquième personne, proche du cercle royal, à disparaître parce qu’elle a osé critiquer le royaume. »

(Re)voir : Affaire Khashoggi : les relations entre les États-Unis et l'Arabie saoudite vont-elles changer ?
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