Argentine : le péronisme, c’est quoi ?

Alberto Fernández est investi président ce mardi 10 décembre. Il a remporté l'élection présidentielle en Argentine dès le premier tour le 27 octobre avec 48,10% des voix face à Mauricio Macri, le président sortant (40,37%). L’avocat et ex-chef de cabinet de Néstor et Cristina Kirchner se revendique du péronisme. Que signifie ce concept qui agite la vie politique argentine depuis 1945 ? Entretien.
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Eva Duarte Perón, "Evita", donne un discours sur la Place de Mai le jour de la Fête du Travail, tandis que son époux, le général Juan Domingo Peron, lui tient les hanches. À gauche, le ministre de l'Intérieur de l'époque, Ángel Borlenghi. Buenos Aires, Argentine, 1er mai 1952.

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La victoire d’Alberto Fernández signe aussi le retour au pouvoir de Cristina Kirchner. L’ancienne cheffe de l’État entre 2007 et 2015 est investie vice-présidente le 10 décembre, tandis qu'Alberto Fernández succède à Mauricio Macri.

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Cristina Kirchner et Alberto Fernández, lors de leur dernier meeting de campagne. 24 octobre 2019, Mar Del Plata, Argentine.
© AP / Natacha Pisarenko

Cette victoire signe aussi « le retour du péronisme », l’un des plus anciens concepts politiques en Amérique latine, né en 1945 avec le premier gouvernement de Juan Domingo Perón. Qu’est-ce que le péronisme ? Une idéologie, un parti politique ? De gauche, de droite ? Entretien avec Dario Rodriguez, maître de conférences en civilisations latino-américaines à l’université Paris-Sorbonne, et chercheur associé à l’Observatoire Politique de l'Amérique latine et des Caraïbes (OPALC) de Sciences Po.

TV5MONDE : Comment définiriez-vous le péronisme ?

Dario Rodriguez : Le péronisme incarne à la fois un mouvement, un parti, et une identité politique. C’est donc difficile de le faire rentrer dans une case précise.

Le péronisme est une force politique qui n’a pas les caractéristiques classiques des partis politiques européens. Le problème, c’est qu’on essaie de comprendre le péronisme comme s’il était un parti politique classique, comme en France. Or, il existe un degré d’autonomie et de flexibilité, idéologique et organisationnelle, qui fait qu’il n’y a pas de discipline partisane.

Alberto Fernández rassemble, de manière assez incroyable, tous les secteurs qui peuvent s’identifier de près ou de loin au péronisme.

Dario Rodriguez, maître de conférences à la Sorbonne-Nouvelle Paris 3

Il existe donc des tendances très diverses au sein du péronisme. Tout au long de son histoire, il n’a cessé de se réinventer. Le péronisme actuel n’a rien à voir avec le péronisme des années 40, 60 ou 80.

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Meeting péroniste sur la plaza Once. 11 mars 1985, Buenos Aires, Argentine.
 
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L’identité du péronisme est diffuse. Elle renvoie à l’imaginaire du "péronisme d’origine" : la force charismatique du général Perón, la justice sociale et l’indépendance économique du pays (sa souveraineté, ndlr).

Historiquement, le péronisme se positionne comme un mouvement qui représente les travailleurs, et donne une visibilité à un monde marginalisé, notamment les classes populaires.

Le péronisme se présente aussi comme une alternative au socialisme et au communisme. Il incarne une forme de populisme à l’époque ; il garantit l’ordre face à des alternatives révolutionnaires. Il propose aussi une rupture face aux intérêts des élites qui dominaient alors l’Argentine. Tous ces principes ont été réinventés en fonction du contexte et des époques.


Vous parlez d'identité. Quelle serait "l’identité péroniste" actuelle ?

Le péronisme évolue selon ses dirigeants. Aujourd’hui quand on parle de péronisme, on fait allusion à Néstor et Cristina Kirchner qui ont dirigé l’Argentine entre 2003 et 2015.

À mon avis, le péronisme va être transformé avec Alberto Fernández. Il rassemble, de manière assez incroyable, tous les secteurs qui peuvent s’identifier de près ou de loin au péronisme. Donc quand les médias parlent d’« un retour du péronisme », cela ne veut rien dire. Au sein du mouvement, tout a tellement changé.

Le péronisme a été le parti du néo-libéralisme (sous la présidence de Carlos Menem), tout comme le parti qui a créé l’État-providence.

Dario Rodriguez, maître de conférences à la Sorbonne-Nouvelle Paris 3

Lors de cette élection présidentielle, il y avait plusieurs candidatures péronistes. Mauricio Macri s’est présenté avec un candidat à la vice-présidence péroniste : Miguel Angel Bichetto.


"Péroniste" est une étiquette que beaucoup de politiques se donnent. Se dire péroniste revient-il à s’assurer une victoire électorale ?

Cela paie beaucoup moins qu’avant. Dans les années 60, 70 et 80, le vote identitaire (péroniste) était important. Aujourd’hui les secteurs les plus défavorisés s’identifient davantage au kirchnerisme qu'au péronisme (Les Kirchner ont mené de front plusieurs politiques sociales. Les Argentins qui n’avaient jamais cotisé pour leurs retraites ont pu percevoir une pension par exemple, le mariage pour tous a été voté en 2010…, ndlr).


Le péronisme est l’un des plus anciens concepts politiques en Amérique latine. Il existe depuis 74 ans. Comment expliquer une telle longévité ?

Ce mouvement est flexible en termes de normes. Le mouvement n’a pas de comptes à rendre en interne (la seule charte du péronisme se résume à ses « vingt vérités » édictées par Juan Perón le 17 octobre 1950, ndlr).

Le péronisme est très personnaliste, et centré sur l’action du leader qui peut donc en réactualiser les principes. C’est donc le dirigeant qui décide : « on va plus à gauche, ou plus à droite ».

Le péronisme a été à gauche et à droite. Il a été le parti du néo-libéralisme (sous la présidence de Carlos Menem), tout comme le parti qui a créé l’État-providence.
Par exemple, le ménémisme (sous Carlos Menem) a été le projet de transformation économique et sociale le plus à droite qu’ait connu le pays. Il a été soutenu par le Parti justicialiste, c’est-à-dire… les péronistes !

Carlos Menem disait d’ailleurs que si Juan Perón était vivant, il aurait fait la même chose que lui.

Un autre aspect a permis de gouverner le pays : les liens assez forts du péronisme avec les syndicats et le mouvement populaire, comme les organisations « piqueteras » créées après la crise économique de 2001 (personnes qui avaient perdu leur emploi et bloquaient (piquetes) des lieux stratégiques, ndlr).

Enfin, le péronisme reste dans l’imaginaire argentin la force politique qui a permis au pays d’atteindre une qualité de vie inattendue dans son histoire. Cette idée du péronisme liée à la justice sociale revient à différentes époques.


Le péronisme se fond dans un parti politique : le Parti justicialiste.

Il faut à mon sens distinguer le Parti justicialiste du péronisme. Le parti, ce sont les maires, députés et gouverneurs… Juan Domingo Perón a toujours dit que le péronisme était un mouvement, pas un parti. L’idée du parti politique faisait référence à l’imaginaire libéral, où chaque parti représentait une partie de la société. Or, le péronisme aspire à incarner l’union des Argentins. Ceci explique cette volonté d’aller au-delà des frontières partisanes.

Le péronisme est tellement flou d’un point de vue idéologique et organisationnel que tout le monde peut rentrer dedans ! En espagnol, il existe d’ailleurs un dicton : le péronisme se plie mais ne se casse pas ».

Les grandes étapes du péronisme


Le péronisme se distingue par plusieurs phases, comme l’explique Mariana Garzón-Rogé, historienne et chercheuse au Conicet à Buenos Aires (le Conseil National des Recherches Scientifiques et Techniques).

  • 1945 - 1955 : le premier péronisme Naissance du péronisme et création du Parti justicialiste le 17 octobre 1945. C’est à cette époque que se construit le mythe du couple Perón : Juan Domingo, militaire, et l’actrice María Eva Duarte, surnommée « Evita ».
 
  • 1955 – 1973 : Le péronisme de la « proscription » commence avec le coup d’État contre Peron. Un décret-loi interdit de parler du péronisme entre 1956 et 1974. Prononcer les noms de Juan Domingo et Eva Perón est même puni par la loi.
  • 1973 :  de nouvelles formes de péronisme naissent. C’est le néo-péronisme, aussi appelé « troisième péronisme » avec les gouvernements de Juan Domingo (1973-1974). Isabel Perón, sa troisième épouse, lui succède (1974-1976) à sa mort.
  • 1976 – 1983 : le péronisme de la dictature. Une période de "résistance et de répression" pour le péronisme.
  • 1983 : début du péronisme de la démocratie
  • 1989 -1999 : les gouvernements du péroniste néo-libéral Carlos Menem
  • 2003 – 2015 : gouvernements de Néstor et Cristina Kirchner