Armes françaises au Yémen : " Si on ne veut pas des morts dans la population, il ne faut pas vendre des armes"

Le 15 avril, les journalistes d'investigation de Disclose jetaient un pavé dans la mare. Selon une enquête publiée sur leur site, des armes françaises seraient bien utilisées directement dans le conflit au Yémen, ce qui signifie "y compris dans des zones où vivent des civils". Une information qui contredit la version officielle du gouvernement français. Entretien avec Jean-Dominique Merchet, journaliste à L'Opinion, spécialiste de la Défense.
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Yemen
Sanaa (Yémen) après une frappe aérienne de la coalition saoudienne
©AP Photo/Hani Mohammed
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La ministre des Armées, Florence Parly, a répété ce jeudi 18 avril que ces armes sont utilisées à des fins défensives et non offensives. Elle a aussi déclaré "ne pas avoir d'éléments de preuve" montrant que ces armes de fabrication française auraient fait des victimes civiles au Yémen.

TV5MONDE : Selon le gouvernement français, ces armes françaises sont utilisées à des fins défensives et non offensives dans la guerre au Yémen. Peut-on parler d'une opération de communication de la part du gouvernement ?

Jean-Dominique Merchet : C'est effectivement une opération de communication de dire que nos alliés se défendent contre une agression et qu'ils utilisent ces armes pour se défendre. Lorsqu'on va bombarder une ville, lorsqu'on envoie des chars dans une autre ville, est-ce qu'on considère que c'est de l'attaque ? Non. C'est vraiment un discours politique de justification des opérations de nos alliés au Yémen, et rien de plus. Cela n'a pas de sens, pas de valeur militaire.

TV5MONDE : Certains politiques dénoncent "un mensonge d'Etat". Qu'en pensez-vous ? 

Jean-Dominique Merchet : Dire que c'est un mensonge d'Etat, c'est peut-être beaucoup. Je dirais que c'est plutôt une incapacité politique à assumer ce que l'on fait, ce que la France fait. Il est clair que la France vend des armes à ses alliés et que ses alliés les utilisent dans la guerre qu'ils mènent contre des groupes au Yémen. La France a du mal à le dire, parce c'est une sale guerre au Yémen. C'est une guerre où il y a une situation humanitaire absolument catastrophique.

De plus nos amis, nos alliés sont notamment les Saoudiens et ils n'ont pas une très bonne image, surtout depuis l'affaire de ce journaliste saoudien exécuté : Jamal Khashoggi.

On sait que ces ventes d'armes françaises ont lieu. Les ventes d'armes ne se font pas secrètement en réalité. Elles passent devant des commissions, il y a des rapports parlementaires. On sait que l'Arabie saoudite est le premier client de l'industrie française de l'armement et que toutes les ventes d'armes, sans exception, se font avec l'autorisation du gouvernement. Ce n'est donc pas une découverte spectaculaire.

Le rapport qui a été dévoilé par cette ONG Disclose est très intéressant, parce que c'est un rapport de la Direction du renseignement militaire. Mais ce rapport ne fait que décrire et confirmer une situation que tout le monde supposait, il ne révèle pas des choses qu'on ignorait totalement.

TV5MONDE : Qu'est-ce que des armes défensives ? A quoi servent-elles sur le terrain ?

Jean-Dominique Merchet : Les armes défensives ?  Je dirais que c'est surtout la manière dont on les emploie sur le terrain. Quand un pays fait la guerre, ce que font les Saoudiens et les Emiratis eu Yémen, il y a ce que l'on appelle des postures défensives et des postures offensives.

On fait de la politique en disant qu'on se défend, on ne dit jamais qu'on attaque un pays, on dit qu'on se défend contre une agression venant de ce pays et que c'est pour cette raison qu'on attaque. Tout cela est un jeu politique, plus qu'une réalité militaire. Effectivement, les armes servent à faire la guerre, par conséquent quand un pays en guerre achète des armes c'est pour s'en servir, parfois de manière défensive, parfois de manière offensive. 

TV5MONDE : De nombreuses ONG internationales dénoncent régulièrement les ventes d'armes française à l'Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis. D'après vous, pourquoi la France refuse de stopper ses exportations ?

Jean-Dominique Merchet : La France fait une politique sans vraiment l'assumer de manière publique, parce que la question des ventes d'armes est devenue une question politiquement sensible dans nos sociétés, sur des théâtres de guerre comme le Yémen.
 

La France a dû mal à assumer son alliance avec l'Arabie saoudite et dans une moindre mesure avec les Emirats arabes unis, parce qu'ils sont engagés dans une guerre où il y a énormément de victimes, notamment des victimes civiles.
Nous sommes aussi engagés indirectement contre l'Iran, qui est suspecté de soutenir les Houthis, qui sont les gens que combattent les Saoudiens et les Emiratis au Yémen.

Je pense que c'est certainement la première fois où il y a dans l'opinion publique, une critique assez ferme des ventes d'armes françaises. D'habitude tout se passe dans une certaine indifférence et là, pour la première fois, on voit bien qu'il se passe des choses.
C'est le cas en Allemagne. En France, cette implication commence à être contestée, de manière assez forte par les ONG et les associations humanitaires.

TV5MONDE : Après l'affaire Jamal Khashoggi, la France aurait pu faire comme l'Allemagne, suspendre ses exportations d'armes, pourquoi ne l'a-t-elle pas fait ?

Jean-Dominique Merchet : C'est parce qu'il y a des marchés d'exportation extrêmement importants. Il y a deux choses : tout d'abord il y a les aspects commerciaux. On ne peut pas dire que l'industrie française se porte magnifiquement, que la balance commerciale soit très excédentaire. Mais l'un des rares domaines de l'industrie où la France arrive aujourd'hui encore à vendre des équipements à des pays étrangers, c'est le domaine militaire.

Nous n'avons pas la même industrie automobile que les Allemands, ni la même industrie électronique que les Chinois. Mais l'un des derniers secteurs industriels de pointe dans laquelle nous jouons vraiment en tête de gondole, où nous exportons, et où il y a un excédent de plusieurs milliards tous les ans alors que le déficit de la balance commerciale est considérable, c'est l'armement. Cet aspect des choses est tout à fait audible et compréhensible.

La deuxième chose : c'est l'alliance entre la France et les monarchies du golfe.  C'est une alliance stratégique et politique, et qui a été décidée au fond sans beaucoup de débats. Cela mérite d'être discuté et évalué.

TV5MONDE : Selon le rapport publié par Disclose, qui est à la fois un média et une ONG, ces armes françaises sont présentes partout au Yémen, sur terre, sur mer et dans les airs. Navires, chars, avions de combats... Par conséquent, les civils subissent forcément des dommages collatéraux, vous êtes d'accord ?

Jean-Dominique Merchet : Quand vous faites la guerre, vous tuez des gens. Quand vous bombardez des villes et des installations, ce que les Emiratis et les Saoudiens font au Yémen, c'est une sale guerre. Quand vous vendez des armes à un pays en guerre, on ne peut pas parler de dommages "collatéraux".  Il y a des morts, c'est un résultat inévitable.
 
Si on ne veut pas qu'il y ait des morts dans la population, il ne faut certainement pas vendre des armes.
Nous n'avons pas la preuve absolue qu'une bombe ou un obus français ait tué des civils au Yémen, mais en même temps ne nous cachons pas derrière la forêt, les Emiratis et les Saoudiens font aussi la guerre avec des armes françaises.

Selon moi, le plus important c'est la question du renseignement. Le renseignement ne tue personne, mais c'est ce qui permet de faire la guerre. Et nous savons que la France fournit du renseignement aux Saoudiens et aux Emiratis et entretient leur matériel pour leur permettre de faire la guerre.

La guerre, ce n'est pas de savoir la nationalité de l'obus qui va tuer quelqu'un, c'est tout un système de renseignement, de logistique et de formation et c'est ce système qui fait la guerre. Enfin, il est clair que la France participe à ce système saoudien et émirati, en leur fournissant des équipements, de l'information et du renseignement et donc nous sommes engagés, nous avons une part de responsabilité.