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L'influence de la Russie vue à travers le vaccin Spoutnik V. Entretien avec Arnaud Dubien, directeur de l'Observatoire franco-russe de Moscou et chercheur associé à l'IRIS.
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Arnaud Dubien : "Le Spoutnik V est une victoire scientifique, politique et diplomatique pour la Russie"

Longtemps considéré avec méfiance et désormais reconnu internationalement pour sa fiabilité, le vaccin Spoutnik V produit par la Russie est devenu un nouveau vecteur de l'influence russe à travers le monde. A l’heure de la course à la vaccination, il continue de diviser au sein de l’Europe. Jeudi 25 mars, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves le Drian, l’a qualifié d’outil de « propagande et de diplomatie agressive ». Le lendemain, le porte-parole du gouvernement allemand, a lui laissé entendre qu’il pourrait être utilisé en Allemagne s’il était approuvé par l’Agence européenne des médicaments (AEM). Entretien avec Arnaud Dubien, directeur de l'Observatoire franco-russe à Moscou et chercheur associé à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS).

TV5MONDE : Depuis la publication d'une étude de The Lancet, le vaccin Spoutnik V a gagné une crédibilité internationale qui lui faisait défaut. Peut-on parler de victoire pour la Russie ?

Arnaud Dubien, directeur de l'Observatoire franco-russe à Moscou et chercheur associé à l'IRIS : Très certainement. C'est une victoire à la fois scientifique mais aussi politique et diplomatique. La Russie est parvenue, à la différence de la France par exemple, à élaborer un vaccin assez rapidement et elle en a 2 autres qui vont prochainement arrriver : les vaccins Vector et de l'Institut Tchoumakov. Donc oui, c'est une victoire a très forte portée symbolique qui bat en brèche le récit selon lequel la Russie serait une puisance économique attardée, qui n'a pas de technologie de pointe. Non, manifestement la Russie est parvenue à relever le défi.

La Russie est victime des a priori de l'Occident

TV5MONDE : Pourquoi selon vous la Russie n’a pas suivi le protocole international jusqu’à la phase 3 des essais cliniques publiés dans une revue scientifique indépendante qui lui auraient épargnés les critiques que l'on connaît ?

Arnaud Dubien : Si  j'en juge par le récit qui a été fait début décembre par certains contacts français qui ont pu rencontrer les chercheurs de Gamaleya [l'institut qui a fabriqué Spoutnik V], il y avait une vraie appréhension non pas quant au résultat mais quant aux réactions d'a priori occidentales. Le discours que l'on pouvait entendre jusqu'à très récemment à Moscou c'est, "quoi qu'on fasse ou qu'on dise, l'Occident nous sera hostile, donc on avance". Evidemment cela peut se comprendre, mais à un moment donné et ce moment est arrivé, il faut sortir du bois et montrer les résultats au monde entier. La vérité c'est que ces résultats ne sont pas très surprenants pour les spécialistes qui avaient suivi le dossier. J'en veux pour preuve la visite faite en novembre par des scientifiques français de l'Inserm et de l'Institut Pasteur notamment, à la demande des deux présidents Macron et Poutine, et la responsable de cette délégation Mme Kieny avait souligné, dès début décembre, dans 2 médias français, que l'on devait prendre au sérieux le vaccin russe. Donc les spécialistes savaient depuis deux mois environ que le Spoutnik était crédible.

La préoccupation du Kremlin, c'est d'élargir la géographie des coopérations industrielles, technologiques au-delà de la sphère d'influence traditionnelle de la Russie.

TV5MONDE : Est-ce que la production et la réalisation de Spoutnik V par la Russie a bénéficié d’un soutien politique fort ou au contraire a fait l’objet de pressions fortes ?

Arnaud Dubien : Je ne sais pas si on peut parler de pression. Il y a eu un besoin sanitaire évident d'échelle mondiale. Le pouvoir politique a naturellement demandé à l'appareil scientifique, a mobilisé le ministère de l'Industrie, le ministère de la Recherche et tous les acteurs qui pouvaient avoir une contribution positive. Donc je ne suis pas sûr que le terme de pression soit approprié.  Il y a eu une mobilisation des acteurs russes à tous les niveaux. Il est vrai qu'il y a un acteur qui est assez peu souvent cité d'ailleurs, à tort à mon avis, c'est le Fonds russe des investissements directs (RDIF), une structure importante dirigée par M. Kirill Dmitriev, un personnage promis à de très hautes fonctions dans un avenir assez proche selon moi et qui organise depuis 6 mois la coopération internationale à la fois financière et industrielle autour du Spoutnik. Donc oui, il y a une mobilisation de l'appareil d'Etat, de l'appareil scientifique qui a déjà donné lieu à des publications favorables sur le Spoutnik. Mais j'attire votre attention sur le fait qu'il y a deux autres vaccins qui vont être très rapidement mis en production.

Géopolitique du vaccin russe

TV5MONDE : 16 pays au moins ont homologué le vaccin : parmi eux les alliés du Kremlin en première ligne mais pas seulement : comment se négocie le Spoutnik V ?

Arnaud Dubien : Vous l'avez dit, la Russie a livré, va livrer ou va proposer des partenariats à des pays qui lui sont traditionnellement proches. Je pense à l'Arménie, la Serbie, il y a également le Venezuela : là il y a une dimension politique très forte. Mais la préoccupation du Kremlin, c'est d'élargir la géographie des coopérations industrielles, technologiques au-delà de la sphère d'influence traditionnelle de la Russie. Par exemple, Moscou s'est appuyé sur la Corée du Sud, a livré des doses au Mexique, à l'Argentine. Elle est également présente en Iran. Donc il y a une vraie préoccupation d'utiliser ce nouveau vecteur d'influence. Il s'agit d'un nouvel instrument dans la palette politique mais également économique russe. Certes l'institut Gamaleya est un institut d'Etat assez proche de l'Inserm ou d'un Institut comme relevant du CNRS en France donc il n'est pas côté en Bourse, il n'y a pas de contraintes financières particulières. Mais il est probable que la Russie cherchera a tiré profit du Spoutnik, en tous cas sur certains marchés. 

(...) voilà du pain béni pour Vladimir Poutine qui peut apporter quelque chose de positif à l'humanité en général mais également à l'Union européenne.

La grande affaire en ce moment c'est l'Union européenne, pour laquelle le Spoutnik a déposé une demande d'homologation. On voit que le discours a beaucoup changé ces derniers jours. La note dominante était le scepticisme teinté parfois de mépris. En août dernier, le narratif était négatif, il change surtout depuis que Mme Merkel a ouvert la porte non seulement à une homologation mais aussi à une coproduction sur le territoire allemand du Spoutnik. Donc à l'heure où M. Josep Borell [le Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, ndlr] est à Moscou où il y a des dossiers parfois sensibles, désagréables pour le Kremlin comme l'affaire Navalny, voilà du pain béni pour Vladimir Poutine qui peut apporter quelque chose de positif à l'humanité en général mais également à l'Union européenne.

(Re)voir aussi >>> Vaccin anti-covid: Spoutnik V, une réussite pour la Russie?

TV5MONDE : Cette mauvaise presse voire cette méfiance ou hostilité côté occidental à l'égard du Spoutnik, comment elle a été perçue du côté russe, comme un coup des Américains ?

Arnaud Dubien : Non, elle a été évidemment perçue négativement, mais les Russes ne s'attendaient pas à autre chose c'est cela qui est dramatique. Cela n'a fait que conforter les Russes, pas seulement le pouvoir et le Kremlin, mais les Russes en général dans leur conviction que quoi qu'ils disent ou qu'ils fassent, les Occidentaux leur chercheront des querelles ou chercheront à les dénigrer. Je ne parle pas seulement de Trump ou de la nouvelle administration américaine. Et les médias occidentaux dans leur ensemble, et n'y voyez rien de personnel, ont nourri ce narratif, tout simplement parce qu'il reflète la somme des a priori à l'égard de la Russie.

On entend certains experts russes dirent que, cette année ou en tout cas dans les années à venir, grâce au vaccin et à ses développements en fonction de l'évolution du virus, l'industrie pharmaceutique russe pourrait rapporter autant que les ventes d'armes.

TV5MONDE : Quels sont les atouts du Spoutnik V mis en avant par la Russie ?

Arnaud Dubien : Le prix certainement. La relative simplicité technologique, c'est très différent de Pfizer, il n'y a pas besoin de le conserver à -60 C° ou -80 C°. Donc il est assez facile dans son maniement. Et puis il y a l'efficacité qui est supérieure aux autres, à ses équivalents occidentaux. Cela a été confirmé, repris, étayé dans The Lancet. Donc un vaccin efficace, robuste assez rustique et simple dans son utilisation. La question maintenant, et ce n'est pas une mince affaire : est-ce que la Russie est capable de livrer les volumes ? En Russie même, des voix commencent à s'élever selon lesquelles il ne faudrait pas trop exporter pour garder des doses pour le pays. On sait que la ligne qui est privilégiée, c'est la coproduction à l'étranger des doses devant être livrées à ces pays là. Il est possible et je n'excluerai pas personnellement, que la Russie fasse l'objet des mêmes critiques que les grands laboratoires occidentaux ces dernières semaines, à savoir des retards de livraisons. Il faudra suivre cela de très près. Ce qui va entrer en ligne de compte pour le marché russe, c'est que deux autres vaccins arrivent.

Spoutnik, une arme politique et économique 

TV5MONDE : Le Spoutnik V est un nouveau vecteur d’influence de la Russie : quels bénéfices peut en tirer Moscou ?

Arnaud Dubien : C'est tout bénéfice. D'abord il y a la dimension financière même si ce n'est pas la principale et ce n'est pas ce qui est mis en avant. On entend certains experts russes dirent que, cette année ou en tout cas dans les années à venir, grâce au vaccin et à ses développements en fonction de l'évolution du virus, l'industrie pharmaceutique russe pourrait rapporter autant que les ventes d'armes. D'un point de vue strictement financier et économique russe, il y a là un puissant vecteur de diversification de l'économie. L'industrie pharmaceutique russe était plutôt sous-traitante ces dernières années, là avec ce qui vient de se passer, elle redevient un acteur majeur. C'est important d'un point de vue de structures économiques russes, de développement du territoire en Russie et du commerce extérieur sans doute.

Il y a au-delà l'image mondiale de la Russie, dont beaucoup en Occident ont une perception un peu simple ou erronée, qui voit la Russie comme une sorte de pétromonarchie avec des armes nucléaires, c'est la métaphore de "la Haute Volta avec des missiles" qu'on entend depuis les années 80. Il y a comme dans toute caricature une part de vérité, mais à l'évidence la Russie ce n'est pas que ça et la Russie n'est pas à la traîne s'agissant de la recherche virologique. En tout cas, c'est douloureux de l'admettre, mais des 5 membres du Conseil de sécurité, la France est la seule à ne pas avoir son vaccin. La Russie en a un.

(Re)voir aussi >>> Russie : Alexeï Navalny, l'opposant numéro un vu de l'intérieur et de l'extérieur

TV5MONDE : Dans le cas de l’Ukraine et du Donbass : Spoutnik V est-il une arme politique efficace ?

Arnaud Dubien : Je dirai même que c'est tout à fait redoutable dans le sens ou d'abord l'Ukraine est le pays le plus pauvre d'Europe, c'est une réalité qu'on n'entend pas souvent et qu'il faut rappeler, et l'Ukraine n'a pas les moyens évidemment de développer un vaccin ni d'acheter des doses. Aujourd'hui l'Ukraine est un des pays les plus en retard au monde et en Europe à coup sûr, pour ce qui est de la vaccination. Le Kremlin, de façon très habile, a envoyé dans le Donbass dans les territoires séparatistes des doses pour bien marquer l'effet de contraste : d'un côté un Etat ukrainien incapable de s'occuper de ses populations, du moins c'est ce que veux prouver le Kremlin, et une Russie qui non seulement a un vaccin mais aussi le distribue aux populations, dont elle estime non pas avoir la charge mais une certaine responsabilité. 

TV5MONDE : Dernière question, la démonstration faite par Spoutnik aujourd'hui, est-ce un exploit qui témoigne de la vigueur de l'appareil scientifique et industriel russe ou bien est-ce l'arbre qui cache la forêt d'un appareil qui ne serait pas en si bon état que ça ?

Arnaud Dubien : Il faut regarder plus finement les choses. Il y a des domaines où les Soviétiques étaient très forts où les Russes ont réussi à préserver un très fort potentiel. Souvent c'est contre-intuitif et cela va à l'encontre du narratif dominant en Occident, je pense en particulier au nucléaire civil par exemple. Pour beaucoup d'observateurs occidentaux, le nucléaire civil russe c'est Tchernobyl. C'est d'ailleurs ce que pensaient certains dirigeants industriels français comme Mme Lauvergeon ou M. Kron  il y a une dizaine d'années vers lequels Rosatom s'était trouvé. Là aussi, aujourd'hui on voit que Rosatom est un champion mondial et que la filière française décroche. Dans le domaine de l'aéronautique, militaire dans le domaine du spatial la Russie ne décroche pas. Il y a d'autres domaines où elle est plus en retard, donc il faut regarder secteur par secteur. Mais l'une des leçons du Spoutnik, c'est que la Russie n'est pas, contrairement à certains clichés, "une Haute Volta avec des missiles", pas seulement en tout cas.