Fil d'Ariane
Le bilan des émeutes meurtrières qui ont secoué le Kazakhstan s'élève à au moins 164 morts cette semaine, dont 103 dans la capitale économique Almaty, ont rapporté dimanche 9 janvier plusieurs médias, citant le ministère de la Santé.
Ce bilan, qui n'a pas pu être vérifié de manière indépendante, est en forte hausse. Les autorités avaient jusque-là fait état de 26 manifestants et 16 membres des forces de sécurité tués et plus de 2.000 personnes blessées.
Par ailleurs les autorités ont annoncé dimanche avoir arrêté près de 6.000 personnes.
Incendies, fusillades, arrestations par centaines, des protestations de colère ont ébranlé le Kazakhstan, principalement au sud du pays. Si le président Kassim-Jomart Tokaïev a qualifié les manifestants de "bandits" avec un "plan clair, des actions bien coordonnées", que disent ces révoltes populaires de l'état du pays?
Le 2 janvier, des manifestants, furieux de la hausse des prix du gaz naturel liquéfié (GNL), descendent dans la rue de la ville de Janaozen dans la région de Mangystau, très dépendante de l'industrie extractive (pétrole et gaz). Les manifestations, rares dans ce pays autoritaire d'Asie centrale, s'étendent peu à peu jusqu’à la grande ville régionale d'Aktau, sur les bords de la mer Caspienne. Deux jours plus tard, la révolte gagne la ville d’Almaty, la capitale économique du Kazakhstan.
Cette augmentation des prix est le résultat de réformes économiques libérales mises en place par le président Tokaïev, au pouvoir depuis 2019, selon Benjamin Levystone, chercheur au Centre Russie/Nouveaux États Indépendants à l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales) : « Le gouvernement a voulu mettre fin aux subventions des prix du Gaz Naturel Liquéfié pour les consommateurs, avec un marché qui, à la place, fixe les prix. Ces derniers jours, les prix au litre de GNL sont passés de 60 tengues à 120. Ça a donc doublé en quelques jours.»
Il y a un rejet d'une caste qui est agrégée autour d'un homme qui a confisqué pendant 30 ans tous les pouvoirs de ce pays.
Benjamin Levystone, chercheur au Centre Russie/Nouveaux États Indépendants à l’IFRI
Une hausse de prix qui reste importante pour une ressource très utilisée par les habitants dans la région : « À Mangystau, les automobilistes roulent entre 70% à 90% au GNL. Ce que cette période révèle aussi, ce sont les conditions socio-économiques compliquées de beaucoup de Kazakhs, qui vivent en dehors des grands centres urbains », renchérit le chercheur.
Le 4 janvier, le président Tokaïev, exhortait la population à "ne pas céder aux provocations". Dans la soirée, les autorités ont même fait marche arrière et ont concédé à une réduction du prix du GNL en dessous de son prix d’origine, à 50 tenges (0,1 euro). Ce retour en arrière n'arrivera cependant pas à calmer les protestations.
Le président décrète alors l'état d'urgence à Almaty, ainsi que dans la capitale Nur-Sultan à partir du lendemain, avec un couvre-feu nocturne. Les messageries WhatsApp, Telegram et Signal sont désormais inaccessibles.
Voir aussi : Kazakhstan : la fin d'une ère ?
Le 5 janvier, le président décide de limoger le gouvernement. L'intérim du Premier ministre est alors assuré par le vice-Premier ministre Alikhan Smaïlov. Dans la foulée, Tokaïev fait appel à l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) face à la "menace terroriste" des émeutes, qui ont vu la foule prendre d'assaut des bâtiments gouvernementaux. Cette organisation rassemble autour de la Russie plusieurs anciennes républiques soviétiques, dont le Belarus et l’Ouzbékistan. Des milliers de soldats sont envoyés pour sécuriser la zone.
Depuis dimanche, le #Kazakhstan vit une révolte populaire, provoquée par la hausse des prix du gaz. Depuis mardi, plusieurs centaines de manifestants dans le sud-est du pays ont été arrêtés, plupart relâchés le jour même sous la pression de la rue. pic.twitter.com/THwbzkueIG
— Andreï VAITOVICH (@andreivaitovich) January 5, 2022
Deux jours plus tard, Kassym-Jomart Tokaïev annonce à la télévision nationale que « l'ordre constitutionnel a été largement rétabli dans toutes les régions » tout en autorisant les forces de l'ordre à ouvrir le feu « sans avertissement » pour mettre un terme aux émeutes. Il en profite pour remercier chaudement son homologue russe et allié Vladimir Poutine pour l'envoi de troupes : « Je remercie tout spécialement le président russe Vladimir Poutine. Il a répondu très rapidement, et surtout de manière amicale, à mon appel ».
Le ministère de l'Intérieur annonce que 26 « criminels armés » ont été tués. Des centaines de blessés et autant d’arrestations sont à comptabiliser.
Alors qu'il était au pouvoir depuis l’indépendance, l’ex-président Noursoultan Nazarbaïev a décidé de céder sa place en mars 2019. Âgé de 81 ans, celui-ci a régné sur le pays de 1989 à 2019 et conserve toujours aujourd’hui une grande influence sur les prises de décisions. « Nazarbaïev n'est jamais vraiment parti», affirme Benjamin Levystone. « Il s'est maintenu à la tête du Conseil national de sécurité qui est la structure qui chapote toutes les forces de sécurité du pays. En dessous de lui, il y a un président en exercice qui est plutôt un super Premier ministre et qui gère la politique intérieure et les mesures économiques. On a affaire à une sorte de présidence bicéphale. »
« Le vieillard dehors » pouvait-on entendre de la part des protestataires à Almaty, en réference à l’ex-président Nazarbaïev. Une statue de l'ex-président a même été déboulée dans la ville de Taldykourgan, non loin d'Almaty. Les manifestants s’en sont aussi pris à la résidence présidentielle, où ils ont incendié quelques bâtiments alentours, tout comme la mairie, et brièvement l'aéroport.
Se faire une statue et la voir déboulonner, alors que t’es toujours vivant. La vie d’un dictateur n’est jamais facile. #Kazakhstan https://t.co/s1aAnQs0J0 pic.twitter.com/rjX6EUNOwK
— Andreï VAITOVICH (@andreivaitovich) January 7, 2022
« C’est le système oligarchique qui a capté l’ensemble des ressources pétrogazières qui est aujourd’hui dénoncé. Il y a un rejet d'une caste agrégée autour d'un homme qui, pendant 30 ans, a confisqué tous les pouvoirs de ce pays. C’est cette problématique qui d'un coup explose», poursuit le chercheur à l’IFRI.
Selon plusieurs médias kazakhs, Noursoultan Nazarbaïev et sa famille auraient fui le Kazakhstan.
Après avoir obtenu leurs indépendances en 1991, les cinq pays d’Asie centrale ont constitué des liens économiques politiques et stratégiques d’importance. Le voisin russe, dont le Kazakhstan est le seul des cinq à partager une frontière, tient aussi fortement à la stabilité du pays, au moins symboliquement. « Vladimir Poutine ne souhaite pas montrer qu’il peut laisser le chaos s'installer à ses frontières», analyse Benjamin Levystone.
Ce qui se passe au Kazakhstan reste historique et totalement inattendu.
Benjamin Levystone
Cependant, la situation au Kazakhstan reste inédite dans l’histoire moderne de la région, notamment pour le pays de 18 millions d’habitants, connu pour être « le pôle de développement et le havre de paix » parmi les cinq pays d'Asie centrale.
« Ce qui se passe au Kazakhstan est clairement une mauvaise nouvelle pour la région. Cela peut avoir des effets déstabilisateurs surtout pour le Kirghizistan, qui nous a beaucoup plus habitué à ce qui se passe au Kazakhstan actuellement. Les conséquences peuvent être d’autant plus graves car les liens économiques entre les deux pays sont forts. Si jamais il y a une fermeture des frontières, ce serait une catastrophe. »
Des tensions internes pourraient aussi être à craindre entre le Sud du pays, contestataire, et le Nord, peuplé majoritairement de Russes, qui se réclament du pouvoir russe plûtot que du pouvoir kazakh. Un scénario qui reste toutefois hypothétique, tempère Benjamin Levystone : « En tout cas, ce qui se passe au Kazakhstan reste historique et totalement inattendu. Il y aura un avant, et un après. »