Attaque au Liban : "Ce mode opératoire contribue à terroriser la population"

Mardi 17 et mercredi 18 septembre, des milliers de personnes ont été blessées et plusieurs dizaines tuées au Liban par des explosions de bipeurs et de talkies-walkies appartenant au Hezbollah. Le mouvement politique et militaire libanais accuse Israël. Des experts et des sources au sein des renseignements internationaux soutiennent aussi cette hypothèse. Que dit le droit international sur ce type d'attaque piégée ? Réponses avec Caroline Brandao, responsable du pôle droit international humanitaire à la Croix-Rouge française.

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L'ambulance de la Croix-Rouge libanaise passe à côté de familles de victimes blessées par l'explosion de leur bipeurs, à l'entrée des urgences de l'hôpital de l'Université américaine, à Beyrouth, au Liban, mercredi 18 septembre.

L'ambulance de la Croix-Rouge libanaise passe à côté de familles de victimes blessées par l'explosion de leur bipeurs, à l'entrée des urgences de l'hôpital de l'Université américaine, à Beyrouth, au Liban, mercredi 18 septembre. AP/ Hussein Malla.

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TV5MONDE : Des milliers d'appareils de communication appartenant au Hezbollah ont explosé cette semaine au Liban. Le mouvement libanais affirme qu'Israël a piégé ces bipeurs et talkies-walkies avant leur livraison. Que dit le droit international sur ce type d'attaque ?

Caroline Brandao, juriste, responsable du pôle droit international humanitaire à la Croix-Rouge française : Deux branches du droit international sont concernées ici. Le droit international humanitaire (DIH) s'applique parce qu'on est dans une situation de conflit armé. À cela s’ajoute le droit international relatif aux droits de l'Homme. 

Le DIH interdit de poser des pièges lorsque des objets sont utilisés par des personnes protégées par le droit international ou par des civils, comme c’est le cas avec les bipeurs ou les talkies-walkies. Leurs explosions ciblaient potentiellement des combattants du Hezbollah, mais ils ont éclaté dans des marchés, des magasins, des maisons, parfois même des hôpitaux.

Les explosions ne se sont donc pas produites dans des lieux visant des objectifs militaires, mais des lieux où tout le monde est civil et dans des situations où il n’y a pas d'affrontement direct. Des personnes étaient en train de faire leurs courses au marché et étaient loin de s’imaginer qu’un bipeur ou un talkie-walkie allait exploser.

Les déclarations de l’ONU sont intéressantes là-dessus : elles rappellent cette notion de piège, interdit par le DIH, et soulignent que c’est une attaque qui ne doit pas se reproduire dans une situation de conflit armé. 

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Il y a ainsi une disproportion dans l’attaque : le piège a eu des effets sur des civils, sur des enfants, sur des personnes protégées. Et ça, c'est constitutif de violations du DIH. 

On peut soulever aussi un autre élément. Lorsqu’un objet de la vie courante comme un bipeur ou un talkie-walkie explose et peut causer la mort, cela répand une forme de terreur et une espèce de paranoïa. La population se dit qu’un objet qui n’est pas censé faire du mal peut demain devenir une arme de guerre, qui peut nous blesser ou nous tuer. 

Une règle du DIH dit qu'il est interdit de répandre la terreur parmi la population civile. Or ce mode opératoire contribue à terroriser la population. 

Enfin, le droit international humanitaire interdit aussi les « maux superflus », c'est-à-dire les souffrances inutiles. Et là, non seulement des civils ont été ciblés, mais certains se retrouvent amputés de doigts, d’un œil, etc. 

Les conséquences sur les civils, la disproportion, le fait que le piège ne soit pas en mesure de distinguer entre un combattant et un non-combattant posent des problèmes en termes de droit international. Il y a par exemple une petite fille qui a apporté le bipeur à son père et qui en a été victime. Ce sont des éléments qu'il va falloir regarder au cas par cas et qui soulèvent effectivement des possibles violations du DIH.

Tout objet connecté, comme un téléphone portable par exemple, est susceptible de devenir une arme. Ça crée une certaine paranoïa. 
Caroline Brandao, juriste.

Nous, les juristes, avons été un peu pris de court, parce que ça fait longtemps qu'on n'a pas parlé des pièges dans une situation de conflit armé. On avait pas du tout anticipé ce mode opératoire ces dernières semaines ou ces derniers mois, puisqu’on assistait à des frappes qui étaient de toute autre dimension. 

TV5MONDE : Quel bilan peut-on dresser aujourd’hui de l’impact de l’attaque sur les civils ? 

Caroline Brandao : On a entendu des témoignages de personnes qui disaient avoir acheté des bipeurs sur le marché il y a un an, comme des agriculteurs pour parler entre eux dans les champs et qui n’auraient jamais pu imaginer qu’ils pouvaient être dotés d’explosif.

Après l'attaque, les hôpitaux ont saturé, avec énormément de blessés civils, leurs membres arrachés, des personnes touchées aux yeux, etc. Ce qui montre que le principe de proportionnalité n’a pas été respecté.

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Le bilan risque encore d’augmenter. Des personnes qui ont été gravement blessées risquent de décéder. D'autres vont rester blessées ou amputées à vie.

On a aussi reçu pas mal de témoignages sur le climat de peur ressenti. Tout objet connecté, comme un téléphone portable par exemple, est susceptible de devenir une arme. Ça crée donc une certaine paranoïa. 

Un état-major ne peut pas se dire : « On autorise un tir alors qu'il va y avoir des civils touchés, que c'est acceptable par rapport à l'objectif visé ».
Caroline Brandao, juriste.

TV5MONDE : Certains experts parlent d’acte de terrorisme ou de crime de guerre. Est-ce que ces qualificatifs s’appliquent selon vous à cette attaque ?

Caroline Brandao : Est-ce un acte de terrorisme ? On peut dire que c'est un acte qui répand la terreur, c'est la notion utilisée en droit. Ce sont des éléments qu'on peut mesurer dans la population civile. 

L’attaque peut effectivement être constitutive d’un crime de guerre, en visant la population civile et en étant répétée plusieurs fois. Mais il faut quand même prendre des pincettes en attendant les éléments de preuve. 

L'attaque n'a pas été revendiquée. Jusqu’à présent, on a des suppositions et des hypothèses [que l’armée israélienne en est responsable, NDLR], mais il va falloir rapporter la preuve et l’imputer aux personnes qui l’ont menée. Il faut que des enquêteurs, sur place, remontent le mode opératoire, voient comment l’attaque a été organisée et avec quelles précautions et quelles conséquences elle a eu pour les civils. À voir aussi ce qui va se passer dans les prochaines semaines. 

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TV5MONDE : On entend parfois que les victimes civiles sont des « dommages collatéraux nécéssaires » d’offensives de l'armée israélienne. Que dit le droit international sur ce point ? 

Caroline Brandao : Un principe fondamental du DIH est le principe de distinction. On ne doit viser que des objectifs militaires, pas des civils, des hôpitaux, des enfants, ou toute personne qui ne participe pas au conflit armé. On définit en droit humanitaire le statut de combattant toute personne armée qui participe aux hostilités, etc. 

C'est le principe de précaution, qui induit la nécessité de prendre toutes les précautions avant de mener une attaque. Enfin, le principe de proportionnalité n'est pas un calcul froid. Un état-major ne peut pas se dire : « On autorise un tir alors qu'il va y avoir des civils touchés, mais c'est acceptable par rapport à l'objectif visé. » 

Dans la plupart des armées aujourd'hui, il y a des conseillers juridiques qui sont en charge de rendre des analyses à l'état-major. Pour pouvoir dire : "Attention, là, il y a un risque de violation du droit international humanitaire". Si l’état-major décide de mener tout de même l’attaque, il le fait en toute conscience, en assumant les responsabilités. 

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TV5MONDE : Comment cette attaque a-t-elle pu être organisée dans ce cas ? Et est-ce que vous diriez qu’elle est inédite ?

Caroline Brandao : Cette forme de piège a existé pendant le conflit en ex-Yougoslavie. Mais le mode opératoire est quand même assez inédit, par la mise en place d’un long processus pour opérer, peut être avec des sociétés écrans dans la vente et la fabrication des bipeurs notamment. 

Le mode opératoire nécessite une préparation très anticipée, pour intercepter les bipeurs et les talkies-walkies en amont, placer l'explosif, etc. On est sur quelque chose de très cadré. Ces modes opératoires sont très familiers au domaine de l'espionnage notamment. 

Apparemment, il y aurait un code d'activation à distance pour déclencher l'explosion, ce qui nécessite une certaine forme de technologie moderne. Mais on n'est pas non plus sur une technologie très avancée, comme dans le domaine de l'intelligence artificielle ou des systèmes d'armement létaux autonomes. 

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TV5MONDE : Est-ce que cette attaque représente selon vous un risque d'escalade supplémentaire du conflit ? 

Caroline Brandao : Oui, clairement. Le discours utilisé en réponse par le Hezbollah laisse entendre une escalade à venir. On peut se diriger vers un seuil encore plus élevé d’intensité et une régionalisation du conflit avec le risque que ce soit la population civile qui paie encore une fois le lourd tribut de la guerre.