Juste après la tuerie de Charlie Hebdo, l'un des deux agresseurs lançait à l'automobiliste à qui ils avaient volé sa voiture : "Dites que nous sommes Al-Qaïda au Yémen". Et puis dans un appel à la chaîne d'informations en continu BFMTV, Chérif Kouachi affirmait avoir séjourné au Yémen en 2011, financé par l'islamiste américano-yéménite Anwar al-Aulaqi, tué, depuis, par un drone américain. Selon ses dires, il aurait été missionné pour agir en France par d'Al-Qaïda dans la péninsule arabique (Aqpa).
"Aqba, actif et dangereux"
Le 9 janvier, déjà, une première vidéo suggérait l'implication du groupe : on y voit Harith al-Nadhari, une autorité en matière de charia au sein Aqpa, s'adresser aux Français : "Vous ne serez pas en sécurité tant que vous combattrez Allah, Son messager et les croyants", selon une retranscription fournie par le centre de surveillance américain des sites islamistes
SITE.
Né en janvier 2009 de la fusion des branches saoudienne et yéménite d'Al-Qaïda, Aqpa est la frange la plus active et la plus dangereuse du réseau extrémiste, selon les Etats-Unis. Washington promet d'ailleurs 10 millions de dollars pour toute information conduisant à la localisation de son chef, le Yéménite Nasser Al-Whaychi, et de sept autres dirigeants du groupe. En juillet 2011, Nasser Al-Whaychi avait proclamé son allégeance à Ayman al-Zawahiri, nouveau chef d'Al-Qaïda après la mort d'Oussama ben Laden au Pakistan.
Une emprise qui se resserre
Aqpa a revendiqué plusieurs attentats ces dernières années, dont l'envoi de colis piégés aux Etats-Unis en novembre 2010 et l'explosion d'un avion cargo américain deux mois plus tôt à Dubaï. En 2009, un kamikaze d'Al-Aqpa avait déjà failli tuer le ministre saoudien de l'Intérieur Mohammed ben Nayef, en se faisant exploser en sa présence. Sur le sol yéménite, pays en proie à une
instabilité chronique et où les ambassades occidentales, notamment, sont au centre de toutes les menaces, le groupe extrémiste sunnite mène régulièrement des attaques meurtrières contre les forces de l'ordre et les rebelles
houthis qui se sont emparés de la capitale Sanaa en septembre 2014.
En 2011, Aqpa a profité de l'affaiblissement du pouvoir central après l'insurrection populaire contre l'ancien
président Ali Abdallah Saleh pour renforcer son emprise dans le pays, surtout dans le Sud. En mai 2012, le nouveau pouvoir du président Abd Rabbo Mansour Hadi a pourtant réussi à les repousser dans les zones montagneuses difficiles d'accès, grâce à une offensive militaire menée avec l'aide des drones américains. Fin 2012, le numéro deux d'Aqpa, le Saoudien Saïd al-Chehri, est mort dans une frappe des Etats-Unis. Ancien de Guantanamo, il était passé par un programme de réhabilitation dans son pays avant de refaire surface au Yémen.
Recruter sous couvert d'études
Selon Saeed al-Jamhi, chercheur yéménite spécialisé dans les groupes extrémistes, Aqpa a réussi une "politique de recrutement d'éléments étrangers" attirés au Yémen sous prétexte d'études religieuses ou d'y apprendre l'arabe. Ce qui ne veut pas dire que toutes ces recrues reçoivent des instructions sur des cibles précises à attaquer une fois revenues dans leur pays : "Aqpa, après avoir entraîné ces éléments, leur laisse la liberté de choisir leurs cibles et les moyens de s'y prendre", explique le chercheur. La branche saoudo-yéménite d'Al-Qaïda assure ainsi la dimension planétaire de ses actions. Ainsi, "une éventuelle revendication ne voudrait pas dire qu'il y ait eu une implication directe et une aide opérationnelle d'Aqpa", souligne Laurent Bonnefoy, professeur à l'Université de Sciences Po à Paris et spécialiste du Yémen.
Reste que "le voyage au Yémen offre un terrain propice à l'entraînement" pour des apprentis jihadistes, relève Laurent Bonnefoy. Selon un responsable américain, Kouachi avait voyagé au Yémen en 2011 où il avait été formé au maniement des armes par un membre d'Al-Qaïda avant de rentrer en France. Des sources de sécurité yéménites confirment la présence d'un des frères Kouachi à différents moments entre 2009 et 2013 dans des camps d'entraînement dans le sud et le sud-est du pays, mais d'abord comme étudiant à l'Université al-Imane. Dirigé par le prédicateur fondamentaliste Abdel Majid al-Zindani, l'établissement figure sur une liste noire américaine ; avec d'autres instituts privés de Sanaa, il a servi de couverture à des réseaux extrémistes sunnites pour attirer des apprentis jihadistes des quatre coins du monde.
Basculer dans la violence... ou non
"Le gouvernement de Sanaa a laissé de nombreux étrangers venir étudier au Yémen, notamment dans les écoles coraniques, mais tous ne s'inscrivent pas pour autant dans une logique de violence, rappelle Laurent Bonnefoy. Mais un certain nombre de militants qui, au départ, ont une posture non violente vont évoluer vers la violence". Selon le spécialiste français, la radicalisation de Kouachi serait antérieure à son arrivée à Sanaa : "Le passage au Yémen n'est certainement pas l'élément déclencheur," ajoute-t-il, s'étonnant que cet homme, "qui était déjà sur des listes noires du terrorisme, n'ait pas été intercepté aux frontières. Il y a certainement eu des dysfonctionnements des services français et yéménites", conclut-il.
Et pourtant, à plusieurs reprises, déjà, Aqpa avait appelé ses partisans à s'en prendre à la France, engagée en Irak auprès des forces de la coalition contre le groupe Etat islamique, mais aussi en Afrique contre les jihadistes, notamment au Mali. Le magazine d'Aqpa en anglais Inspire, dont la vocation est de susciter des vocations de "loups solitaires" à l'étranger, incite ses lecteurs à mener des attentats dans l'Hexagone. En 2013, il inscrivait le directeur de la publication de l'hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, Stéphane Charbonnier, dit Charb, sur sa liste de personnes à abattre - il est mort sous les balles des terroristes le 7 janvier 2015.