Attentats au Yémen : qui est au cœur des événements ?

Quelles sont les différentes parties impliquées dans cette guerre civile qui ne se nomme pas ? Entretien avec François Burgat, politologue et directeur de recherche à l'Institut de Recherche et d'Etudes sur le Monde arabe et musulman du CNRS (Iremam).
Image
attentat
L'attentat à la bombe du 20 mars 2015 à Sanaa a tué 142 personnes et blessé 351 autres (@AP/Hani Mohammed)
Partager 5 minutes de lecture
Le groupe Etat islamique a revendiqué l'attentat du 20 mars 2015, et non Al Quaida, pourtant très présente dans cette région. Les deux structures seraient-elles liées ?

François Burgat : Non, il n'y a pas de rapprochement. Al Quaida a d’ailleurs condamné ces attentats s’en prenant massivement aux civils. Au nombre des différences entre l'organisation Etat islamique (EI, ndlr) et Al Quaida, il y  le fait que l'EI, née en Irak pendant l’invasion américaine, s'est cristallisée contre deux ennemis : l'ennemi américain bien sûr mais également  l'ennemi… chiite. Car dans la foulée du renversement de Saddam Hussein, les chiites irakiens ont pu être considérés par les sunnites comme des partenaires passifs, voire des collaborateurs de l'invasion américaine.
Burgat
François Burgat, politologue et directeur de recherche à l'Iremam (CNRS)
Il y aura donc toujours  des formes de rivalité ou de compétition entre les  deux organisations jihadistes au Yémen, sachant que les gens de l'Etat islamique sont pour une bonne part des dissidents d’Al Quaida et qu’ils proviennent d’un même terroir historique.

Qui sont les Houthis, aujourd'hui au pouvoir et attaqués par l'Etat islamique ?

F.B. : Si on remonte très loin en arrière, les Houthis sont les héritiers de la dynastie zaydite qui a régné sur le Yémen pendant plus de mille ans, jusqu'à la guerre civile de 1962. Ils ont donc représenté longtemps l'aristocratie religieuse et politique du pays, et n’ont été poussés hors du pouvoir que par la révolution républicaine soutenue à partir de 1962 par les Egyptiens de Nasser.

Depuis lors, pendant 40 ans, être zaydite (une branche du chiisme) n'était donc pas une ressource positive en politique, puisque cette identité était à certains égards celle des vaincus de la révolution républicaine. Très  progressivement, à la fin du premier tiers des années 2000, a commencé à réapparaître une mobilisation oppositionnelle ayant une tonalité spécifiquement zaydite. Elle était dirigée par quelqu'un qui s'appelait Hussein Badreddîn El-Houthi.

Avec une revendication confessionnelle ?

F.B. : Non, quand ces nouveaux acteurs politiques ont commencé à rentrer en tension avec le président Ali Abdallah Saleh, en 2003-2004, ils n'étaient pas des acteurs sectaires. Ils ne se sont pas rebellés en tant que « chiites ». Ils se sont démarqués des concessions que A.A. Saleh  faisait aux exigences sécuritaires imposées par les Américains après l’attaque contre le destroyer US Cole dans la baie d’Aden, en octobre 2000,  puis, bien sûr, les attentats du 11 septembre 2001. Pour discréditer ces nouveaux opposants, Ali Abdallah Saleh les a « confessionnalisés », en les assimilant à leur zaydisme. Il les a dénoncés comme désireux de rétablir, avec l’aide de l’Iran,  l’ancien imamat zaydite de leurs ancêtres.

C’est cette manœuvre  qui a contribué à  affermir progressivement leur dimension sectaire. Dans la foulée du printemps 2011, Ali Abdallah Saleh, celui-là même qui les  avait combattus, n’a pas hésité à s’allier aux Houthis pour retrouver le chemin du pouvoir. Il s’agissait alors pour lui  de se venger du  parti Al-Islah, proche des frères musulmans, allié à la « jeunesse révolutionnaire »,  qui s’était révélé le principal bénéficiaire de son éviction du pouvoir. Depuis un an et demi, deux ans, les Houthis ont militarisé leur action politique et, avec le soutien des composantes de l’armée demeurées fidèles à Ali Abdallah Saleh,  entrepris de conquérir militairement le pouvoir. 

Leur progression est arrivée à sa conclusion, en janvier 2015, quand ils ont pris, relativement facilement, le contrôle du palais présidentiel. Les Houthis n'ont pas cherché alors à s'imposer comme des acteurs zaydites ou chiites. Ils ont essayé de maintenir la façade institutionnelle du pouvoir existant, d'instrumentaliser le président de la République élu, Abderrabo Mansour Hadi. Mais celui-ci a refusé de se laisser manœuvrer et s’est enfui à Aden, où des appareils venus du nord ont récemment bombardé son palais.

On est rentré ainsi dans quelque chose qui ressemble de plus en plus à une guerre civile. Et cette guerre civile a pris un tour à la fois territorial (Nord Sud) mais également  confessionnel (sunnites-chiites). Dès la prise du pouvoir des Houthis,  les vaincus ont appelé ainsi au secours les monarchies du Golfe,  en mobilisant la corde de la solidarité confessionnelle. L’une de  leurs porte parole, Tawakul Karman, prix Noble de la paix,  a  affirmé ainsi notamment que le Yémen était « occupé par l'Iran ».

Peut-on envisager un soutien de l'Arabie Saoudite auprès de l'Etat islamique pour s'attaquer aux Houthis ?

F.B : Non, certainement pas.  Il faut savoir que les Saoudiens ont - à tout le moins-  laissé faire la poussée des Houthis. Pourquoi ? Parce que les Saoudiens ont deux ennemis : leurs rivaux chiites régionaux iraniens certes mais également et peut-être surtout un ennemi sunnite qui leur fait plus peur encore, à savoir la 'menace démocratique' que représentent les Frères musulmans.

C'est un paradoxe, mais ils ont aidé ainsi les Houthis (chiites) à chasser de l’Institut de Dammaj, près de leur frontière, des Salafistes … tout à fait sunnites. Puis ils n’ont, par ailleurs, que très tardivement protesté contre l'arrivée des Houthis au pouvoir à Sanaa, qui consacrait à leurs yeux la défaite militaire du parti Al-Islah, qu’ils considèrent comme plus dangereux encore que les Chiites pour la stabilité de leur pouvoir.

La priorité absolue de l’agenda des Saoudiens, qui sont très pragmatiques, est en effet la pérennité de leur trône. Outre les radicaux de l’EI, leur principal ennemi est bien ce que j’appelle ironiquement 'la menace démocratique'  que constitue les Frères musulmans, seule  force politique légaliste susceptible de menacer leur pouvoir. J'écarte donc totalement l'hypothèse de l'intervention des Saoudiens au côté des radicaux de l'Organisation de l’Etat islamique. L'Arabie Saoudite n’a pas peur que des modérés. Elle redoute tout autant les radicaux de l’OEI dont il faut rappeler qu’ils ont la capacité de recruter en nombre significatif au sein de leurs propres nationaux.

Comment la situation peut-elle évoluer au Yémen ?

F.B. : Pour faire évoluer le pays vers la stabilisation, à part une éventuelle « paix des cimetières », il n’y a bien sûr,  comme partout ailleurs, que le retour à ce lent  processus institutionnel que les Houthis ont interrompu. Il impliquait un « dialogue national » et  l’élaboration d’une constitution. Le projet fédéral devait permettre de donner  des ressources particulières  aux différentes sensibilités et éventuellement aux différentes appartenances confessionnelles du  pays.

Il n’y a pas aujourd’hui d’autre issue que le retour à la table des négociations. A défaut, on risque d’assister à la résurgence d'un Yémen dualiste. La division nord-sud  héritée de l’histoire d’un pays dont la réunification ne date que de  1990 pourrait alors passer le long des deux  appartenances confessionnelles,  sunnite au Sud et zaydite-chiite au Nord.