Fil d'Ariane
Dans le bréviaire de la mort dispensé par l’Etat islamique à ses apprentis terroristes, il est recommandé de s’en prendre aux lieux de cultures, comme des salles de concert, avec ce coup double imaginé par les penseurs de la haine : tuer un maximum de personnes et dénoncer l’esprit dégénéré des démocraties occidentales. Cette année 2015, il y eut donc en France d’abord la tuerie contre Charlie Hebdo, un magazine de dessins de presse, et ses 12 morts, avant le tir à vue dans le Bataclan qui a laissé 90 morts.
Les idéologues d’aujourd’hui s’inspirent de sinistres prédécesseurs, dans un mélange chaotique de virilité exaltée, de races supérieures, de purification ethnique et idéologique. Les nazis tuaient les artistes d’un « art dégénéré », déportaient et exécutaient des musiciens juifs ou tsiganes, avec cette volonté d’exterminer la pensée, la raison, la beauté. Les Taliban ont oeuvré de même en Afghanistan détruisant eux aussi dans un identique élan mortifère les sculptures d’un culte maudit, tels les Bouddhas de Bâmiyân, et les infidèles. Voici donc la nouvelle génération à l’oeuvre depuis l’Etat islamique en Syrie et au Levant, avec destruction des monuments, mais aussi des êtres humains : Khaled Assaad, l'ancien directeur du site archéologique gréco-romain de Palmyre fut retrouvé décapité, et les ruines des temples antiques dynamités. Désormais, ils traquent les objets de leur haine partout dans le monde.
Dans l’histoire, aucune société, aucune religion, aucune culture n’a échappé à ces tentatives de destruction culturelle massive.
L'écho le plus immédiat qui résonne après les massacres dans Paris en cet automne 2015, est celui d'un autre automne, en 2002. Le 23 octobre de cette année-là, des séparatistes tchétchènes, parmi lesquels de nombreuses femmes, ceinturés d'explosifs, surgirent dans le grand théâtre moscovite de la Doubrovka où 850 spectateurs, surtout des jeunes, assistaient à la comédie musicale Nord-Ost. Les Tchétchènes menacent de faire sauter la salle, ils réclament la fin de l'intervention russe dans le Caucase du Nord, et cette représentation n'est pas une cible choisie au hasard : le théâtre de la Doubrovka est un bâtiment de la fin de l'ère soviétique, la pièce qui y est jouée écrite par un écrivain russe. Des négociations s'engagent mais la prise d'otage se solde par 130 morts, tués autant par les terroristes que par les forces de police russes.
Le 18 mars 2015, deux tueurs tunisiens pénètrent dans ce symbole de la culture tunisienne, le deuxième musée le plus important du continent africain, après celui du Caire (lui même cible en 1997 d'une attaque meurtrière, 10 morts). Le Bardo est un condensé de ce que l'Etat islamique, qui revendique l'attentat, déteste : des collections uniques d'antiquités romaines, de mosaïques pré-islamiques, des céramiques superbes dans son département consacré à l'Islam, mais aussi des expositions temporaires d'art contemporain. Il est l'une des destinations incontournables des touristes, dont 24 perdent la vie dans cette tuerie.
Quelques semaines plus tard, un autre tueur décharge sa mitraillette contre des touristes d'un hôtel de Sousse, et tue 38 personnes. Un musée, un hôtel, lieux de loisir et de savoir, cibles identiques au théâtre et aux cafés visés le 15 novembre à Paris.
Le deuxième millénaire s'était achevé aux Etats-Unis avec la tuerie de Colombine en avril 1999, dans un établissement scolaire du Colorado. Deux étudiants, éblouis par les théories de suprématie raciale et le souvenir du nazisme, tirèrent froidement dans une école - 13 morts dont 12 élèves, et 24 blessés -, avant de se suicider, précurseurs aux attentats suicides du 21ème siècle. Ce massacre restera le plus célèbre d'une liste terrifiante - université Virginia Tech en 2007, 33 morts ; école primaire Sandy Hook en 2012, 28 morts ; ou encore université d'Islam Visat en Californie, 6 femmes abattues. Dans tous ces cas, la virilité, la race supérieure, un fondamentalisme chrétien, une vision du monde simpliste et totalitaire, étaient sous jacentes à ces actes criminels. A ceux qui rétorqueraient que l'éducation n'est pas précisément la culture, on répondra que c'est bien là qu'elle se façonne. Les soldats fous de Boko Haram au Nigeria ne s'y trompent, eux qui se sont donnés pour nom "éducation interdite".
Qui se souvient encore des attaques violentes, mais heureusement non mortelles, contre le cinéma, le "Studio 28", au pied de Montmartre à Paris, qui proposa "L'Age d'Or" de Luis Bunuel, charge anti religieuse et anti bourgeoise. Le 3 décembre 1930, des militants d'extrême droite de la "Ligue antisémitique" et de la "Ligue des patriotes" surgissent dans la salle aux cris de « Mort aux juifs ! » et de « On va voir s'il y a encore des chrétiens en France ! ». Ils jettent de l'encre violette sur l'écran, lancent des fumigènes et des boules puantes, chassent les spectateurs à coups de canne. Les tableaux des surréalistes conviés pour accompagner le film, tels Salvador Dalí, Max Ernst, Miró et Yves Tanguy, ou les photographies de Man Ray, accrochés dans le hall sont lacérés à coups de couteau.
En 1974, "La Cousine Angélique" de Carlos Saura, critique impitoyable du franquisme, incite, en cette année crépusculaire pour le Caudillo, ses ultimes partisans à attaquer les cinémas qui le projettent, y compris à coups de bombes, faisant de nombreux blessés parmi les spectateurs.
Et en octobre 1988, des militants de l'Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (AGRIF), fondamendalistes catholiques, tentent de mettre le feu au cinéma Saint-Michel, en plein quartier latin à Paris, pour protester contre la projection du film "La Dernière Tentation du Christ" de l'américain Martin Scorsese - 14 blessés dont quatre très graves.
Ce rappel est loin d'être exhaustif, tant l'histoire humaine est rythmée de destructions culturelles, d'autodafés, prémices aux massacres et aux génocides.
Le Bataclan, une histoire de la culture populaire
Avec son toit en forme de pagode chinoise, ses couleurs vives, son installation à l'intersection de deux percées hausmaniennes, dans un quartier populaire de la rive droite au moment de son édification, le Bataclan raconte 150 ans de culture et d'urbanisme français. Erigé en 1864, il s'appelait le Ba Ta Clan, nom d'une "chinoiserie" d'Offenbach. Il était alors autant café concert que dancing et salle de billard. Pendant la guerre de 1870 avec la Prusse, il fut transformé en hôpital. Des barricades y furent érigées sur son seuil par les Communards durant la semaine sanglante de 1871. L'historien et acteur de la Commune de Paris Prosper Lissagaray raconte les discussions enflammées qui s'y tenaient.
Aristide Bruant, l'un des plus célèbres chansonniers du tournant du 19ème au 20ème siècle y fait résonner ses rengaines. Plus tard, Maurice Chevalier s'y produira.
Avec l'avènement du cinéma, dans les années 1920, le Bataclan se consacre au 7ème art. Et après des destructions partielles, retrouve son éclat de salle de spectacle en 1983, orientée vers la musique, en particulier le rock ou le punk, avec pour interprètes des groupes venus du monde entier.
Wikipedia signale qu'en 2007 et 2008, le Bataclan avait fait l'objet de menaces de groupe antisionistes, en raison de conférences ou galas organisés par des organisations juives comme le Migdal en soutien à la Police aux frontières israélienne (Magav), notamment pendant une offensive de l'armée israélienne dans la Bande de Gaza. Le groupe Eagles of Death Metal qui se produisait le soir du massacre du 13 novembre, avait été interpellé par Roger Waters, leader du groupe Pink Floyd, défenseur de la cause palestinienne et partisan du mouvement BDS, qui préconise le boycott de l'Etat d'Israël. Mais le quotidien Libération doute du bien-fondé d'un lien entre ces intimidations précédentes et l'attentat du 13 novembre.