Fil d'Ariane
Chez les francophones, les modifications historiques demandées sont vivement critiquées. Elles minimiseraient notamment l’incidence de certains évènements sanglants de l’histoire francophone québécoise. Ces controverses ne sont pas nouvelles au Canada. Mais elles sont le symptôme d’une société aux communautés encore divisées, notamment sur le plan linguistique. Entretien avec le professeur agrégé d'Histoire Charles-Philippe Courtois, du Collège Royal de Saint-Jean à Montréal.
TV5MONDE : Les Canadiens francophones ne partagent pas la même vision de l’histoire du pays que les Canadiens anglophones. Pourquoi ?
Charles-Philipe Courtois : Autrefois, le Canada anglais avait tendance, si l’on regarde les manuels d’histoire jusqu’au milieu du XXe siècle, à faire commencer l’histoire du Canada à la conquête britannique vers 1759 et le Traité de Paris de 1763. Or, depuis les années 1960, il y a eu une évolution de cette identité canadienne anglaise vers une identité beaucoup plus canadienne et beaucoup moins britannique. Les anglophones ont désormais tendance à faire débuter l’histoire du Canada en 1867, ce qui explique que le gouvernement fédéral présentait les célébrations de cet anniversaire du Canada en 2017, comme le 150e anniversaire du pays. Pour les Québécois, qui ont célébré le 400e anniversaire de Québec en 2008, la fondation du Canada remonte bien plus tôt, au XVIIe siècle. Les points de vue sont très divergents. Les Québécois pensent leur histoire à plus long terme mais, pour la majorité des Canadiens anglais, c’est la formation d’une fédération unie, d’un océan à l’autre, qui marque la naissance de leur pays.
Après les rébellions contre l’empire britannique, qui furent un échec, la majorité francophone a souffert d’une exclusion sociale et économique.
TV5MONDE : Vous dites que les francophones ont toujours été exclus, dans l’histoire du Canada, de la politique et de l’économie…
C-P C. : Au Bas-Canada, des rebelles Canadiens Français prennent les armes contre la Couronne britannique au cours de deux soulèvements en 1837 et en 1838. Ils causent la mort de 300 personnes. Ces dissensions agrandissent les tensions déjà existantes entre les francophones et anglophones au Québec. Les francophones ont toujours eu plus d’aspirations nationalistes que la minorité anglophone. Après les rébellions contre l’empire britannique, qui furent un échec, la majorité francophone a souffert d’une exclusion sociale et économique. Les velléités indépendantes et plutôt violentes ont augmenté les tensions avec les anglophones du Québec. Ce qui entraina un exode des Canadiens Français vers les États-Unis pour améliorer leur sort. Cela explique qu’une grande partie des Canadiens d’autrefois sont Américains aujourd’hui, en Louisiane notamment.
Les droits et les services linguistiques offerts aux communautés non francophones (...) sont supérieurs à ceux des francophones.
TV5MONDE : Et actuellement ?
C-P C. : Depuis que le Canada est officiellement un État bilingue, les politiques se sont axées vers l’aide aux minorités hors Québec et vers les minorités anglophones au Québec. Les différents gouvernements ont toujours refusés de reconnaître le statut particulier du Québec. Les Québécois francophones y sont majoritaires certes, mais ils sont aussi minoritaires partout ailleurs. Leur culture est présentée comme majoritaire, et donc supposément privilégiée, elle ne l’est pas nécessairement dans le contexte canadien et nord-américain. Or, elle devrait être avantagée par les politiques, surtout quand on compare les droits et les services linguistiques offerts aux autres communautés non francophones. Ils sont supérieurs à ceux des francophones.
TV5MONDE : Justement, comment ces tensions entre les deux communautés se traduisent-elles à l’échelle du Canada ?
C-P C. : Je vous donne un seul exemple.
Au Québec, il y a trois universités anglophones qui sont très anciennement établies. La minorité anglophone a toujours été bien installée depuis la conquête britannique, c’est logique, alors que les francophones ont toujours été défavorisés, politiquement, économiquement et culturellement.
En Ontario, on retrouve la plus grosse communauté francophone hors Québec depuis 1867. Mais à ce jour, ils n’ont jamais eu d’université unilingue francophone. Il y a bien une ou deux universités bilingues, mais cela fait très longtemps que l’on a dans les cartons la mise sur pied d’une université francophone. De plus, nous en avons les moyens. Or, le dernier gouvernement conservateur élu l’an dernier en Ontario, voyant qu’il y avait ce projet de petite taille impliquant un budget vraiment modeste, a tout de même choisi d’y mettre fin. Ce fut même une de ses premières mesures, symbolique. Cela a évidemment créé un gros mouvement de controverse et de protestations francophones dans la province.
On peut comparer le Canada à la Belgique sur le plan linguistique.
TV5MONDE : Peut-on comparer, dans une certaine mesure, le cas canadien au cas belge, avec les communautés flamandes et wallonnes ?
C-P C. : On peut comparer le Canada à la Belgique sur le plan linguistique. Mais il y a des différences. La communauté flamande et la communauté wallonne disposent de deux territoires bien distincts. Or, l’histoire du Canada fait que les communautés se retrouvent de chaque côté du territoire, elles se le partagent de manière floue. Comparativement à la Belgique, il faut aussi ajouter la dimension coloniale de l’impérialisme britannique. Mais il ne faut pas faire de l’angélisme et présenter les tensions au Canada comme étant une chose sans commune comparaison avec ce qu’il peut se produire dans un pays comme la Belgique. Les controverses sont bien ancrées dans l’histoire, elles ont été souvent violentes, et elles ne sont pas tout à fait disparues. En Belgique, tout comme au Canada, je ne crois pas que ce soit un climat de violence évidente sur ces enjeux-là. On peut donc y voir des points de comparaison, certainement.
la notion d’Histoire restera sensible au XXIe siècle
TV5MONDE : Pourquoi l’Histoire et la manière dont on la raconte cristallise-t-elle toujours des tensions ?
C-P C. : La construction nationale se fait en se référant à un récit historique. Une personne a besoin de définir son identité par rapport à une notion de son histoire dans le temps, et c’est la même chose pour toute communauté et nation. Une identité nationale ne peut pas vraiment exister sans un rapport historique à sa naissance, son existence, son évolution et à son avenir pour continuer d’exister en tant que telle. C’est pour cela que la notion d’Histoire restera sensible au XXIe siècle. C’est incontournable pour toute société et tout peuple et même si il y a peut-être moins de passion actuellement, ça restera un point d’accroche.
Le bilinguisme au Canada : une cohabitation houleuse
"La question de la langue est depuis longtemps une source de tension au Canada. Notamment pendant les années 1960 et 1970 où des lois ont été adoptées au Québec pour officialiser le statut de la langue française, qui est la langue de la majorité mais qui n’était pas traitée comme telle. Elle était au contraire considérée comme minoritaire, notamment en ce qui concerne l’éducation. Des débats houleux ont eu lieu, notamment en 1977. Un des problèmes, du point de vue des francophones, était que la majorité des provinces anglophones refusait de tolérer un système d’éducation francophone pour leur minorité vivant hors Québec. Or, dans la constitution canadienne du Québec, il y avait des lois assurant l’enseignement en anglais pour les anglophones. On prétendait déjà qu’il y avait une équité entre les deux communautés, mais elle n'existait pas en pratique."
Un système d'éducation autonome pour éviter l'assimilation
"En 1967, il est décidé de fédérer toutes les colonies francophones et de ne pas confier l’éducation au gouvernement central. On laisse donc l’éducation aux provinces. C’est une façon de garantir aux canadiens français dans l’État où ils demeurent majoritaires, c’est-à-dire le Québec, d'éviter l’assimilation dans ce "grand tout" canadien, conformé, où ils seraient forcément minorés et minoritaires. Avoir leur propre système d’éducation les a mis à l’abri de proposer une éducation unilingue anglaise. Une tentation qui s’est concrétisée partout ailleurs au Canada."