Fil d'Ariane
Un remaniement ministériel, une séparation, des sondages défavorables et les pires feux de forêt qu’ait connus le Canada : l’été n’a pas été un long fleuve tranquille pour le premier ministre Justin Trudeau, et l’automne s’annonce tout aussi mouvementé.
Le Premier ministre canadien au siège des Nations Unies à New York, le 21 juillet 2023.
Justin Trudeau a gardé les poids-lourds de son équipe : Chrystia Freeland reste vice-première ministre et ministre des Finances, Mélanie Joly conserve les affaires étrangères, François-Philippe Champagne continue de piloter le ministère de l’Industrie, des Sciences et de l’Innovation, et Stephen Guilbeault est maintenu au poste névralgique du ministère de l’Environnement et du Changement climatique.
Pour la politologue Geneviève Tellier, professeure en science politique de l’Université d’Ottawa, ce remaniement est l’expression d’une certaine impatience, d’un mécontentement, de la part du premier ministre canadien : « Ce remaniement m’a étonnée, on entendait des rumeurs et j’étais de ceux qui étaient sceptiques, ce n’est pas dans les habitudes de Justin Trudeau de faire des remaniements, durant ses mandats précédents, ils ont toujours été cosmétiques. Donc l’impression que cela me donne, c’est que Mr Trudeau n’est pas très content de comment se passent les choses et il a voulu passer un message à ses ministres, que s’ils ne performent pas, s’ils ne livrent pas la marchandise, ils vont en subir les conséquences et qu’il faut redresser la barre. C’est son plus gros remaniement depuis qu’il a pris le pouvoir ».
La politologue fait remarquer aussi que si le premier ministre a maintenu sa garde rapprochée, c’est parce qu’« il est très fidèle à son équipe, il n’aime pas le changement, il préfère s’entourer de gens qu’il connait bien personnellement, avec qui il a bâti des liens de confiance ».
Pour justifier ce changement d’équipe, le premier ministre canadien a invoqué les nombreuses crises qui secouent le monde actuellement : la guerre en Ukraine, les intrusions étrangères dans les élections canadiennes, l’inflation galopante, la crise du logement, les risques de récession mondiale, les dangers qui menacent les démocraties occidentales, les changements climatiques, etc. « Dans ces circonstances, je voulais mettre de l'avant l'équipe appropriée, une équipe extrêmement forte pour répondre aux besoins du moment, a expliqué Justin Trudeau. En effet, les nuages sont noirs de par le monde ».
Le premier ministre s’est défendu que ce remaniement ministériel ait pour objectif de préparer des élections prochainement, faisant valoir qu’au contraire, dans les circonstances, les Canadiens veulent la meilleure équipe possible pour affronter ces crises et que les élections ne sont pas prévues avant l’automne 2025. Rappelons que les Libéraux de Justin Trudeau n’ont pas de majorité au sein du parlement canadien et qu’ils forment donc un gouvernement minoritaire susceptible d’être renversé, mais ils ont conclu une alliance avec l’un des partis d’opposition, le Parti Néo-Démocrate pour éviter de l’être et de précipiter le pays dans une nouvelle ronde électorale et ce, jusqu’à l’automne 2025. Cette alliance, pour l’instant, semble tenir bon...
C’est l’économie qui sera la priorité de ce nouveau gouvernement avec une nouvelle approche pour les Libéraux, celle de la rigueur budgétaire. La présidente du Conseil du Trésor, Anita Anand, a averti les ministres qu’ils allaient devoir couper dans leurs ministères jusqu’à 15 milliards de dollars, un discours qui est à l’opposé de celui tenu depuis l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau.
« C’est vraiment un changement de cap, souligne Geneviève Tellier, depuis 2015, les Libéraux dépensent beaucoup et le message c’était de dire « on a les moyens, il n’y a pas de limites à dépenser » et aucune volonté affichée de retour à l’équilibre budgétaire dans le dernier budget. Et là, on envoie ce message de restrictions budgétaires. Il faudra voir comment Mr Trudeau va résister à la pression que ces restrictions vont imposer. C’est la chose la plus difficile pour un premier ministre, assumer la rigueur budgétaire ».
Mais ce changement de cap s’explique : le principal rival politique de Justin Trudeau, le chef conservateur Pierre Poilievre, ne cesse de critiquer le gouvernement Trudeau pour son manque de rigueur budgétaire, allant même jusqu’à traiter le premier ministre d’incompétent dans le domaine de la gestion de l’économie et des finances. En adoptant cette nouvelle politique de restrictions budgétaires, le premier ministre fonce dans le champ de bataille avec son adversaire. « Ce sera l’un des points importants lors de la prochaine élection, cette question de la gestion de l’économie canadienne » estime Geneviève Tellier.
Et ces prochaines élections, quand elles se tiendront, seront un duel entre Justin Trudeau et Pierre Poilievre, qui vient de prendre une avance importante dans les sondages. Le chef conservateur a profité de l’été pour faire peau neuve : un nouveau look plus décontracté, plus de lunettes et les cheveux tirés en arrière, le tout présenté dans une vidéo par sa femme, histoire de faire oublier l’image d’un homme de droite à l’idéologie rigide qui ne s’adresse qu’à sa base militante. Cette stratégie sera-t-elle payante ? « Moi ce qui me vient à l’esprit, c’est chasser le naturel et il revient au galop… c’est quasiment un virage à 180 degrés, il en est presque méconnaissable, s’exclame Geneviève Tellier. On tente d’adoucir son image, son style abrasif, maintenant est-ce qu’on s’y prend bien, je n’en suis pas sûre, est-ce une bonne stratégie que d’essayer de ressembler à Justin Trudeau justement en s’éloignant de sa propre personnalité ? Clairement on a une équipe qui cherche quelle image on veut projeter de Pierre Poilievre. Sa femme c’est sa meilleure carte, ça je le pense depuis longtemps, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il s’en serve si tôt, elle est très sympathique, très agréable, ils ont une belle histoire et je pense qu’elle va aider à adoucir l’image de son mari ».
Difficile de savoir si c’est ce nouveau look du chef conservateur qui lui offre cette avance dans les sondages mais ce qui est clair, c’est que le premier ministre doit s’en inquiéter.
« Oui la côte commence à être difficile à remonter, estime Geneviève Tellier, il y a le phénomène de l’usure du pouvoir, après 8 ans à diriger le Canada, et une insatisfaction des gens par rapport à l’économie, l’inflation, la crise du logement, l’inquiétude aussi causée par les changements climatiques ». La politologue croit donc que dans les circonstances, l’entente avec le NPD pourrait bien durer jusqu’à fin : « Justin Trudeau a peut-être plus intérêt à rester au pouvoir au cours des deux prochaines années que de partir en élection sans être sûr du résultat, surtout que le NPD ne va pas très bien non plus dans les sondages, donc les deux partis n’ont pas vraiment d’intérêt à se lancer dans une course électorale actuellement. Quant au Parti Conservateur, c’est bien beau de redorer l’image du chef, mais ils n’ont pas encore présenté de propositions concrètes pour régler les problèmes de l’économie, la crise du logement, quelle sera leur politique étrangère, etc. ».
La rumeur courrait sur la colline parlementaire à Ottawa depuis un bon moment déjà, elle s’est confirmée au cours de l’été : Justin Trudeau et son épouse Sophie Grégoire-Trudeau se séparent, après 18 ans de mariage. Le couple a trois enfants de 15, 14 et 9 ans. La nouvelle a été rendue publique sobrement par voie de communiqué début août. Une décision prise, précise Justin Trudeau, « après de nombreuses conversations réfléchies et difficiles. Comme toujours, nous restons une famille proche avec un amour profond l'un pour l'autre, et pour tout ce que nous avons bâti et continuerons à bâtir. Pour le bien-être de nos enfants, nous vous demandons de respecter notre vie privée et la leur ». La déclaration du cabinet du Premier ministre ajoute : « Aujourd’hui, le premier ministre et Sophie Grégoire Trudeau ont fait le point sur leur relation. Sophie et le premier ministre ont signé un accord de séparation légale. Ils ont veillé à ce que toutes les mesures légales et éthiques concernant leur décision de se séparer soient prises, et continueront à le faire à l’avenir. Ils restent une famille unie et Sophie et le premier ministre se concentrent sur l'épanouissement de leurs enfants dans un environnement aimant et collaboratif. Les deux parents seront constamment présents dans la vie de leurs enfants et les Canadiens peuvent s'attendre à souvent voir la famille ensemble ».
La nouvelle a été reprise dans la presse internationale comme CNN, NBC, BBC, le New York Times, Paris Match, parce que le couple à l’image très glamour y faisait souvent les manchettes. Bien sûr, il s’agit d’une nouvelle d’ordre privé mais on ne peut nier qu’elle puisse avoir un impact quand on est une personnalité publique comme l’est le premier ministre canadien. Justement, quel pourrait être cet impact ? Est-ce que cette séparation pourrait jouer en faveur de Justin Trudeau lors de la prochaine campagne électorale ? Les avis sont partagés…
Pour Geneviève Tellier, cette séparation, c’est une perte pour Justin Trudeau mais elle n’aura pas vraiment d’impact : « Oui, cela reste du domaine privé mais en même temps, Justin Trudeau a joué la carte de sa famille sur la scène publique en la mettant en avant-scène. Il a voulu présenter l'image d'une famille moderne, avec l'épouse charmante, des beaux enfants et tout ça. Maintenant le fait de ne plus avoir sa conjointe, je pense que monsieur Trudeau va devoir s'ajuster, maîtriser les codes pour dire « voici qu'elle est la situation, en 2023, d’un célibataire moderne qui s'occupe de ses enfants ». Ils ont même décidé de passer les vacances en famille, donc je pense qu'il va plutôt y avoir un transfert vers les enfants, vers la vie familiale mais dans une situation de séparation. Et c’est la situation de bien des Canadiens. Alors je n’ai pas l'impression que ça va beaucoup affecter son image auprès la majorité de l'électorat parce qu’on va tout simplement avoir un Justin Trudeau qui vit une expérience comme plusieurs d'entre nous vivons ou vivrons ».
Un avis partagé par Bernard Motulsky, professeur du département de communication sociale et publique de l’UQAM, en entrevue avec le quotidien montréalais La Presse + : « Il y avait cette image de famille parfaite de Justin Trudeau, Sophie Grégoire et leurs trois enfants, même si on savait qu’il y avait des hauts et des bas. En même temps, les gens vont se dire que notre premier ministre est finalement comme tout le monde, il a des problèmes avec sa femme et il se sépare. C’est tellement courant, des séparations et des divorces, que ce n’est pas un enjeu. Ce qui va changer, c’est qu’il est un cœur à prendre et qu’il est premier ministre ».
Justement, Justin Trudeau devra, peut-être, jouer de prudence au cours des prochains mois disent d’autres : « Il est une vedette politique dans de nombreux pays où on a beaucoup parlé de son allure jeune et de son côté accessible. Il ne faudra pas qu’il se laisse distraire, il devra avoir une conduite exemplaire, une vie où il privilégie sa fonction de premier ministre ainsi que sa famille », a déclaré au quotidien La Presse + Mylène Forget, présidente de Massy Forget Langlois relations publiques. Geneviève Tellier croit de son côté que Justin Trudeau ne va pas suivre les traces de son père qui avait enchaîné conquête sur conquête après avoir divorcé de la mère de ses trois enfants. Quoiqu’il en soit, les Canadiens sont, en général, très respectueux de la vie privée de leurs politiciens et politiciennes, les situations matrimoniales des uns et des autres ne sont pas des enjeux électoraux.