Fil d'Ariane
Au Liban, il y aura certainement eu un avant et un après la crise des déchets. Le 17 juillet 2015, le spectacle des immondices étalées dans les rues du pays avait suscité une vague de protestation inédite. Si l’euphorie des grands rassemblements de la place des Martyrs dans le centre-ville de la capitale a cédé la place à des
manifestations plus modestes, la mobilisation n’a pas cessé pour autant.
Depuis le scandale des ordures, pas une semaine ne se passe sans qu’un sit-in, certes plus ou moins suivis, ne soit relayé par les médias. « Hier, nous étions à Kfour un village à Nabatiyeh dans le sud. Nous nous sommes réunis derrière l'église avec des habitants, des chrétiens et des musulmans, avons pris des photos d’un centre de tri qui s'est transformé en dépotoir », explique George Azar, membre de « Nous réclamons des comptes » un des principaux collectifs nés dans le sillage de la crise des ordures. Si la classe politique continue de freiner des quatre fers pour l'adoption d'une solution écologique au problème des déchets, la société civile libanaise refuse de capituler. Bien au contraire, la protestation touche à présent tous les domaines. Quelques jours plus tôt, des membres de « Nous réclamons des comptes », bloquaient ainsi les abords de la chambre des députés pour réclamer l'adoption d'une loi électorale proportionnelle.
En l'absence de président de la République et de Parlement fonctionnel – celui-ci ne se réunit plus depuis trois ans -, la rue est devenue de facto l’arène démocratique où s’expriment les différentes forces d’opposition du pays. « La crise des déchets a permis la création d’une opinion publique. Les gens sont plus critiques, en veulent plus et en demandent plus », constate Marwan Maalouf, membre du groupe « Pour la République ».
A force de sit-in, de campagnes sur les réseaux sociaux voire d’affrontements parfois violents avec la police, les militants se félicitent d'avoir déjà pu remporter quelques « victoires » ». «Nous observons comment les cahiers des charges sont entrain de se faire, nous soutenons les régions qui ne veulent pas appliquer le plan de gestion des déchets du gouvernement », poursuit le militant. Récemment, le groupe s’est ainsi opposé à l’attribution d’un appel d’offre pour l'aménagement de l’une des principales décharges du pays, l’entreprise
sélectionnée ayant proposé un prix « exorbitant ». « Nous avons forcé l’Etat à recommencer la procédure ce qui a permis d'économiser 12 millions de dollars. Avant, les deals se faisaient et personne ne disait rien. C'est la preuve que ce genre de corruption à grande échelle ne peut plus avoir lieu sans que personne ne soit informé », poursuit l’activiste qui assure agir « bataille par bataille ».
Parmi les dossiers pris à bras le corps par la société civile, celui de Ramlet el-Bayda a été particulièrement médiatisé le mois dernier. Après s'être opposés sans relâche à la privatisation de la dernière plage publique de Beyrouth, collectifs et ONGs ont fini par obtenir gain de cause.
Idem pour le sauvetage du site naturel de Kfarabida où un projet de centre balnéaire a finalement été annulé, à l’issue de plusieurs semaines d'opposition féroce de la part de ses habitants, soutenus par des militants venus en renfort des quatre coins du pays. Des affaires plus opaques, comme celle de la société Chinook, ont par ailleurs été portée devant les tribunaux par « Nous réclamons des comptes ».
La firme britannique est soupçonnée d’avoir fourni une lettre officielle falsifiée des autorités russes approuvant l’importation de déchets pour un montant de 161 millions de dollars. « L’accusation n’a pas été rejetée mais l’enquête est extrêmement lente en raison d’influences du gouvernement dans le dossier », indique George Azar précisant que le groupe entend organiser « une grande conférence sur le système judiciaire, à laquelle seront conviés de nombreux avocats mais aussi d’anciens juges ».
Ily a un an, le collectif citoyen "Vous puez !" publiait une vidéo-choc, tournée avec un drône pour dénoncer l'amoncellement des ordures
Au printemps dernier, la poussée des listes « Beirut Madinati » et « Citoyens et citoyennes dans un Etat » aux élections municipales de Beyrouth mais aussi du Parti communiste face aux coalitions Amal-Hezbollah au Liban-Sud, est venue confirmer cette éclaircie laïque dans un paysage politique et social jusqu’alors dominé par les partis confessionnels. Avec un score de 37%, Beirut Madinati « aurait pu avoir dix sièges au conseil municipal si le mode de scrutin avait été la proportionnelle », relève Jad Chabaan, porte-parole du mouvement.
Malgré sa défaite, le groupe entend jouer pleinement son rôle d'opposition. « Notre priorité absolue est de revitaliser les comités de quartier pour pouvoir peser sur l’opinion publique locale. Nous espérons jouer un rôle d’interface entre les résidents et la Municipalité, et promouvoir des projets comme la gestion des ordures, les transports publics ou encore la pollution de l’air. Nous travaillons aussi à la création d'un « Observatoire de la vie municipale », affirme le militant.
Pragmatiques, les membres de « Beirut Madinati » veulent se focaliser sur la construction d’une base électorale solide en vue des prochaines élections. Le défi n’est pas mince dans un pays où les reflexes communautaires continuent de primer sur les logiques citoyennes. « La population a peur de changer, de s'en remettre à d’autres qui risquent de lui enlever ce qu'elle a déjà, note le politologue Karim El Mufti. Ce réflexe est d’autant plus fort que la tendance actuelle à l’appauvrissement est très forte. La pression économique confisque l’espace d’expression car les gens mettent leur temps et leur énergie à profit pour s’en sortir, en s’appuyant sur les services fournis par leur propre communauté. Malgré ses échecs, le système communautaire apparaît donc comme un gilet de sauvetage ».
Après les Municipales, la société civile a désormais les législatives en ligne de mire. « On assiste à une véritable effervescence, tout le monde veut créer sa liste. C’est quelque-chose de très positif », indique Wadih El Asmar, membre de « Vous Puez ! », premier collectif à s’être insurgé contre l’entassement des poubelles à Beyrouth et au Mont-Liban et fer de lance du mouvement de protestation en 2015. Le groupe « restera un mouvement de mobilisation sociale », assure le militant qui confie réfléchir, en parallèle, à la création d’une plateforme politique dans l’optique du scrutin de juin. « A un moment donné, il faudra former une coalition avec toutes les structures existantes, se rassembler avec ceux qui partagent des valeurs
communes, comme la laïcité et l’Etat de droit », ajoute le militant.
Pour Marwan Maalouf, dans un premier temps, la priorité est de garantir la tenue même du vote. « Nous lançons dans une semaine une campagne pour refuser toute extension du mandat du Parlement. Déjà en 2013, nous avons envoyé une plainte à l’ONU pour dénoncer l’auto-prorogation des députés. C’est un dossier primordial pour nous. Les élections doivent avoir lieu », martèle le militant.
Profondément divisée entre pro et anti régime de Bachar el Assad depuis le début de la guerre en Syrie, les partis traditionnels ne sont pas parvenus à se mettre d’accord sur le nom d’un chef d’Etat et les contours d’un nouveau système électoral davantage en faveur de la proportionnelle, comme réclamé par le camp du Hezbollah et ses alliés aounistes.
En 2013, le gouvernement a ainsi jugé préférable de reporter les élections parlementaires jusqu’en juin 2017. Alors que l’échéance approche, l’organisation ou non du scrutin reste une nouvelle fois tributaire de l’évolution des rapports de forces en Syrie. La question qui se pose désormais est la suivante : en cas de report, la société civile sera-t-elle en mesure de s’imposer face à la classe politique.
Le bras de fer ne fait que commencer.