Le Liban entame aujourd'hui sa deuxième semaine d'une mobilisation populaire sans précédent. Le pays rejette massivement une classe politique corrompue, des élites confessionnelles qui règnent sur le pays depuis des décennies. Le président Michel Aoun est sorti de son silence, jeudi 24 octobre. Il s'est dit prêt à rencontrer des représentants des manifestants tout en rejetant leur revendication. Reportage à Beyrouth.
Perché sur une camionnette déglinguée, bourrée d’enceintes, un jeune homme drapé d’un keffieh crache sa rage face à une foule survoltée qui agite des drapeaux blancs et rouges frappés de l’emblème du Cèdre.
« Que tombe enfin le règne des voleurs et des mafieux. Peuple, marche vers le Sérail pour reprendre tes droits ! ».
Derrière des dizaines de rouleaux de barbelés, le siège du gouvernement à Beyrouth, de style ottoman, accroché sur une colline, telle une forteresse imprenable. La foule répond en chœur
« Le peuple veut la chute du régime »,
« Tous, cela veut dire tous ». Le slogan le plus populaire de la révolte libanaise surgie il y a une semaine vise l’ensemble de la classe politique, accrochée au pouvoir depuis la fin de la guerre civile, il y a trente ans.
C’est une série de décisions prises par le gouvernement dans le cadre du budget 2020 qui a mis le feu aux poudres : nouvelles taxes sur le tabac, l’essence, et surtout sur les services gratuits de la messagerie Whatsapp. Un train de mesures libérales visant les classes modestes, et adopté pour satisfaire les exigences de la communauté internationale, qui a promis 9,8 milliards d’euros de dons et de prêts dans le cadre de la conférence CEDRE, en avril 2018, afin d’éviter la banqueroute du pays.
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Quelques heures après l’annonce de ces mesures, la rue a laissé éclater sa frustration, plongeant le centre-ville de Beyrouth dans le chaos.
Les critiques contre la classe politique, qui se limitaient à un cadre privé ou partisan, ont explosé d’un coup, comme un cri de colère. Les mesures ont été aussitôt retirées, et le Premier ministre Saad Hariri a annoncé, lundi 21 octobre, un plan de réformes avec des mesures symboliques comme une baisse de 50% du salaire du président, des ministres et des députés, ou des taxes sur les bénéfices des banques.
Mais ces annonces n’ont en rien entamé la détermination des manifestants.
« Comment croire le gouvernement qui assure tout d’un coup pouvoir réduire le déficit public à 0,6% du PIB alors que nos hommes politiques n’ont fait aucune réforme depuis des années. C’est juste de la morphine pour calmer le peuple. Personne ne croit plus en leurs promesses », dénonce Rima, une contractuelle de 32 ans qui travaille dans un ministère.
Depuis une semaine, du début de l’après-midi jusque tard dans la nuit, ils sont des milliers à fouler la gigantesque Place des martyrs, à deux pas du Grand Sérail, dans une ambiance festive. Des chababs, des groupes de jeunes des quartiers populaires paradant en mobylettes aux mères de famille de classe moyenne, tous ont la même revendication : faire tomber le gouvernement, symbole d’une classe politique corrompue jusqu’à l’os.
« Je peux à peine payer mon loyer tous les mois, alors que certains ministres sont millionnaires Le peuple souffre, alors que la classe politique qui s’enrichit sur notre dos reste impunie », lâche Rima, une professeur de mathématiques de 25 ans venue manifester avec ses deux enfants.
Toute la classe politique est ciblée, qu’il s’agisse du Premier ministre Saad Hariri, du leader druze Walid Joumblatt, de Nabih Berri, l’indéboulonnable président du Parlement, ou de Gebran Bassil, le populiste ministre des Affaires étrangères, et gendre du président Michel Aoun.
Les manifestants ont inventé tout un répertoire de chansons et de slogans pour les insulter.
« Ce sont toujours les mêmes clans politiques qui sont au pouvoir. Quand mon père était jeune, ils étaient déjà là. Aujourd’hui, ce sont leurs fils, et leurs petits-fils. Ça suffit ! », enrage Rima.
« Devant les caméras, ils passent leur temps à se quereller, mais en coulisses, ils se partagent les parts du gâteau », s’insurge Hoda, une maman de 32 ans qui recherche du travail comme coiffeuse.
Le Hezbollah également visé
Le Liban est gouverné depuis la fin de la guerre civile par les mêmes élites confessionnelles. Suite aux accords de Taef, qui ont mis fin au conflit en 1989, les chefs de clan ou de milices ont monopolisé les postes du pouvoir et de l’administration, captant une partie des fonds destinés à la reconstruction pour renforcer un système clientéliste, qui s’était développé pendant la guerre en l’absence d’Etat.
« L’économie d’après-guerre a été modelée par les seigneurs de guerre. Ils ont pratiqué un chantage, qui signifiait en substance : si vous voulez la paix, il faudra fermer les yeux sur la corruption politique. Cette période est désormais révolue », affirme Roland Riachi, chercheur associé à l’université américaine de Beyrouth.
Les réseaux clientélistes ne suffisent plus à combler l’ampleur du désastre économique, et les « patrons » sont eux-mêmes en crise, à l’image du Premier ministre Saad Hariri, ruiné par la faillite de Saudi Oger, un groupe de BTP qu’il dirigeait en Arabie saoudite, ou du Hezbollah, qui reçoit de moins en moins de fonds de son parrain iranien, essoré par les sanctions américaines.
Même le puissant
« Parti de Dieu » n’échappe pas aux critiques. Seul son dirigeant, Hassan Nasrallah, est épargné en tant que chef religieux. Les députés du Hezbollah se sont depuis longtemps alliés avec l’autre parti chiite, Amal, gangrené par la corruption. Adossée à l’imposante mosquée Al Amine du centre-ville de Beyrouth taguée de graffitis
« révolution », Safa, ne décolère pas. Originaire de la banlieue sud de Beyrouth, elle a voté pour le
« Parti de Dieu » aux dernières élections législatives en 2018.
« Les politiciens nous courrent après comme des chiens pendant les élections, et ensuite ils ne font rien. Je suis allé voir Ali Ammar, un député du Hezbollah pour demander une aide pour les études de ma fille, il n’a pas eu un regard pour moi. Son fils, lui, parade dans une voiture de luxe », s’énerve la femme de 48 ans, assise devant les charbons ardents de son narguilé.
Une telle prise de parole aurait été encore inimaginable il y a peu, en particulier dans les régions chiites, peu coutumières des manifestations sociales, et où la mobilisation a été massive depuis une semaine.
Certains députés de tous bords ont bien tenté de pénétrer dans l’arène, en expliquant soutenir les revendications des manifestants, mais ont dûs être évacués en panique par leurs gardes du corps, conspués par les manifestants. La plupart de l’élite confessionnelle semble paralysée, incapable de réagir.
A Beyrouth comme dans toutes les grandes villes du pays, la contestation ne faiblit pas. Safa, elle reviendra tous les jours avec ses enfants s’il le faut. «
On est prêts à venir avec nos draps et nos oreillers jusqu’à ce que ces bandits décampent ! »