L’attentat de février 2013, contre l'ambassade américaine à Ankara, veut-il dire que les Turcs d'extrême gauche essaient de remonter sur la scène politique face à l'ascension des islamistes en Turquie et au Moyen Orient ? Pas sûr que ce soit le but principal. Les groupes turcs de gauche n'ont jamais cessé leurs activités contre les intérêts des États-Unis, même s'il y avait des moments de calme temporaire. L'anti-américanisme est enraciné dans l'idéologie de la gauche turque en général. Ils ont toujours protesté contre la présence des bases militaires américaines en Turquie et la collaboration entre Ankara et Washington bien avant
la prise de pouvoir par les islamistes. Le gouvernement islamiste à Ankara n'a pas révoqué les accords militaires avec l'Otan et les Etats-Unis. Son approche différente de la question kurde n'a pas été suffisante pour enrayer les revendications séparatistes. Il n'a pas libéré (le leader kurde)
Abdullah Öcalan, qui a été arrêté avec l'aide de la CIA et Israël (même si des négociations sont en cours, ndlr). Tout cela ne satisfait pas les Turcs de gauche. Le DHKP-C est un groupe minuscule au sein de la gauche turque. Cette dernière, comme la plupart des mouvements de gauche dans la région, a renoncé à la violence ces dernières années. Quel est le message au gouvernement turc derrière cet attentat ? La gauche turque est inquiète de la possibilité d’une participation turque à une intervention militaire en Syrie qui serait orchestrée par les États-Unis. L’avis des différents partis de gauche sur le conflit en Syrie n’est pas très clair. Mais ils sont tous d’accord : une participation turque dans le cadre d’un agenda américain est refusée. Cependant, la plupart de ces mouvements de gauche ne semblent pas d’accord avec le fait d’avoir ciblé l’ambassade américaine. Comment les courants de gauche et les marxistes dans le monde arabe reçoivent-ils les actions du DHKP-C turc ? Il n’y a pas eu de réactions publiques de la part de la gauche et des marxistes arabes. Cependant, les uns et les autres ont récemment exprimé de fortes critiques contre le gouvernement turc et son rôle dans la région. Au départ, il y en a qui pensaient que Recep Tayyip Erdoğan (le Premier ministre turc) allait mettre de la distance entre la Turquie des États-Unis. Mais maintenant, ils estiment qu’Ankara se rapproche de Washington dans une perspective anti-iranienne. Aucun parti de gauche n’a ouvertement soutenu l’attentat, mais ils pouvaient le comprendre. La gauche se mobilise en Égypte contre le pouvoir islamiste. En Tunisie, le mouvement de gauche prend de l’ampleur après
l’assassinat de l'opposant Chokri Belaïd. On a récemment parlé d’une alliance entre la gauche jordanienne et le palais royal. Ces mouvements de gauche essaient-ils de réinvestir la scène politique face à la popularité des islamistes ? Oui, mais pas de manière coordonnée. L’Égypte et la Tunisie apparaissent comme deux modèles importants pour créer une dynamique de gauche face aux islamistes. Il faut attendre de voir comment les choses se déroulent dans ces deux pays. L’un des problèmes est que la gauche égyptienne – symbolisée par
Hamdine Sabahi, le chef du Courant populaire égyptien mais regroupant d’autres partis – s’est alliée avec des libéraux pro-occidentaux. Il n’est donc pas certain que la gauche puisse jouer un rôle majeur au sein de l’opposition égyptienne. Malgré cela, les arabes de gauche regardent le courant de Sabahi comme un modèle à suivre. En Tunisie, l’assassinat de Belaïd a unifié la gauche, au moins pour l’instant. Il est devenu un symbole, et les Tunisiens de gauche tentent de profiter de ce moment pour contrer les islamistes. Pour les Jordaniens, ce n’est qu’une partie de la gauche - ultranationaliste radicale - qui s’est alliée au régime au moment des
élections législatives du mois dernier. La gauche jordanienne en général se trouve frustrée car elle a préféré laisser au régime la chance de mettre en place de véritables réformes politiques. Mais ce dernier n’a pas saisi l’occasion. Le courant de gauche arriverait-il à regagner la popularité qui était la siennes dans les années 1950 – 1970 ? Elle a une chance. Mais elle doit aussi faire face à des défis. Lesquels ? La division entre ces mouvements sur le conflit syrien apparaît le principal défi. Certains membres de la gauche soutiennent (le président syrien Bachar) El Assad, alors que la plupart d’entre eux sont contre le régime syrien. Pourtant, ils craignent une prise de pouvoir par les islamistes, soutenus par le Qatar et l’Arabie Saoudite. Ils sont aussi inquiets d’une possible intervention américaine. Cette division traverse tous les mouvements de gauche arabe. S’y ajoute, au Liban, le soutien de Bachar El Assad au Hezbollah : quel sera l’avenir de ce mouvement de résistance si El Assad tombe ? La force de l’islamisme les interpelle aussi, et pas seulement les Frères musulmans, mais la montée des sentiments religieux parmi les populations. Autres questions avec des réponses diverses : comment faire des réformes ? Graduellement ou d’une manière révolutionnaire radicale ? Faut-il adopter un agenda entièrement socialiste pour l’économie ? Comment trouver un soutien international fort, puisque l’Union soviétique n’est plus là ? Comment faire face aux répressions politiques ? Enfin, idéologiquement, peut-on parler d’une même gauche partout dans le Moyen Orient et l’Afrique du Nord aujourd’hui ? Aujourd’hui la définition de la gauche est plus flexible. Ce n’est pas forcément mauvais mais il y a un besoin de revoir les dogmes du passé. Le courant égyptien de
Hamdine Sabahi pourrait émerger pour unifier cette gauche et en catalyser les forces. Il y en a aussi qui étudient l’expérience de l’Amérique latine (où la plupart des pays sont aujourd’hui gouvernés par la gauche, ndlr) afin de s’en inspirer.