Au Qatar, enfin des droits pour les travailleurs étrangers ?

Désigné fin 2010 pour accueillir la Coupe du Monde de Football de 2022, le Qatar a vu depuis lors enfler les critiques des ONG contre les accablantes conditions de travail des 2 millions de travailleurs étrangers qui y bâtissent stades et hôtels. Fort d’un partenariat avec l’Organisation internationale du Travail (OIT), il vient d’annoncer l’abolition du système controversé de la « kafala » toujours en vigueur dans les autres pays arabes du Golfe. Une première au Moyen-Orient, où vivent pas moins de 25 millions d'expatriés.
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Qatar chantier stade
Un ouvrier sur le chantier du Ras Abu Aboud stadium à Doha, l'un des huit stades de la Coupe du monde de football 2022 au Qatar.
© AP Photo/Vadim Ghirda
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Il n’y a pas de petite victoire. Ainsi l’annonce par le Qatar de l’abolition de la « kafala », ce « parrainage » si controversé du travailleur étranger dans le pays, a-t-elle tout d’une mini-révolution. Qui plus est au milieu de monarchies du Golfe où ce système, souvent assimilé à un avatar du servage médiéval, reste toujours en vigueur. Un verrou juridique devrait donc sauter d’ici peu. Il ouvrira la porte, si tout se passe bien, à l’accès pour des millions d’expatriés à un statut social plus humain ainsi qu’à des conditions de séjour et de travail qui mettront fin à un statut de sujétion aussi archaïque qu’indigne d’un Etat du XXIème siècle.
 

Qu’est-ce que la « kafala » ?

Il s’agit, à l’origine, de la procédure d’adoption d’un enfant selon le droit musulman classique. Qui stipule que le parent adoptif, s’il doit traiter l’adopté avec amour et équité ne peut néanmoins lui octroyer ni son patronyme ni une quelconque part d’héritage, au rebours de ses « frères et sœurs » auprès desquels il aura grandi sous le même toit.

C’est ce type de « parrainage » ou « sponsoring » pour les Anglo-Saxons, que des Etats arabes, les pays du Golfe mais également la Jordanie et le Liban, ont adapté et adopté pour le transposer au marché de l’emploi et finalement l’appliquer aux travailleurs étrangers. Par conséquent, si le travailleur étranger doit être accueilli et doté d’un emploi salarié sous les auspices de son tuteur, il n’aura point pour autant le droit de s’établir dans le pays et encore moins d’en obtenir la nationalité. 

Une fois sous la coupe du sponsor dans les mains duquel il remet son passeport et son sort durant tout son séjour, le travailleur expatrié ne peut occuper d’autre emploi et n’habiter d’autre endroit que ceux choisis par le « kafil », son « tuteur ». Il ne peut pas plus alors changer d’emploi, passer le permis de conduire ou même ouvrir un compte courant, sans l’aval de son parrain.

Pis, il ne peut pas plus retourner dans son pays, pour motif familial ou des vacances, sans qu’il n’obtienne, au préalable, un certificat de non-opposition de son parrain attitré. Le cas échéant, il restera confiné dans ce qu’il faut bien appeler « son » camp de travail… Le recours à ce régime aliénant est si répandu et même banalisé au Moyen-Orient que même le groupe djihadiste, l'État islamique d'Iraq et du Levant, en est venu à l’appliquer aux combattants étrangers dans ses rangs.
 
Qatar cantine ouvriers
En 2014, après des critiques sur le statut des ouvriers étrangers, venus notamment d'Asie du Sud-Est, le Qatar fait des gestes. Comme ici, une cantine gratuite.
© AP Photo/John Leicester

Nul doute qu’un tel système qui livre un homme au bon vouloir d’un autre ne peut manquer de générer des abus sinon une exploitation éhontée de l’expatrié, souvent peu qualifié et issu de pays démunis. Ainsi la majorité des 2 millions de travailleurs au Qatar proviennent-ils du continent asiatique, Inde, Pakistan, Bangladesh, Népal, Philippines.

portrait travailleurs étrangers Qatar
Portraits de travailleurs étrangers à Doha au Qatar, pris le 3 mai 2015, lors d'une visite officielle organisée par le pays. 
©AP Photo/Maya Alleruzzo


Leurs envois d’argent contribuent à la stabilité sociale et à l’équilibre du budget de ces Etats. Il va de soi que le sort de ces migrants a très tôt alerté agences de l’ONU et ONG des droits de l’Homme, Organisation internationale du travail (OIT), Human Right Watch, Amnesty International, qui n’ont eu de cesse d’en dénoncer le « travail forcé », l’« arbitraire impuni », voire l’« esclavage » tout court… 

L'Organisation internationale du travail mise à contribution

A tout seigneur tout honneur : ayant été désigné pour accueillir la Coupe du Monde de Football de 2022, la première jamais organisée dans un pays arabe et musulman, le richissime émirat gazier s’est aussitôt retrouvé sous les feux et des projecteurs et des critiques quant aux conditions de travail sur les méga-chantiers du futur Mondial.

Qatar ouvriers
Mai 2015, chantier du stade Al-Wakra à Doha, l'un des sites du mondial 2022.
© AP Photo/Maya Alleruzzo, File

Soucieux de réussir ce rendez-vous dont l’enjeu et la portée vont bien au-delà du sport, Doha s’est assez vite résolue à prendre le taureau par les cornes, quitte à susciter des doutes parmi ses propres citoyens, qui ne représentent, au demeurant, qu’un habitant sur dix du pays. Il n’y a ainsi pas que la musique qui adoucit les mœurs, le ballon rond pourrait tout autant y contribuer. Ce retour en force sur la scène mondiale, qui plus est dans un contexte tendu avec ses voisins et rivaux, n’a pu que catalyser davantage la volonté de Doha d’aller encore de l’avant. 

Mieux, pour mener à bien ce « chantier », l’Etat qatarien n’hésite pas à
 solliciter le concours de l’Organisation internationale du travail (OIT), une agence spécialisée de l’ONU, dévouée depuis un siècle à la promotion des droits au travail, à la protection sociale et à lutte contre la discrimination dans l’emploi. Pour sa part, l’ONG s’y est amplement impliquée, en scellant début 2017 un accord de coopération avec le gouvernement afin de piloter, en duo, un train de réformes sans précédent visant à améliorer autant que faire se peut le sort de plus de deux millions de travailleurs étrangers, soit plus des trois-quarts des actifs du pays.

La décision finale d’abolir la « kafala » en est le résultat le plus probant. Son approbation par un Conseil des ministres unanime tombe à pic pour l’OIT qui célèbre, justement, cette année même, le 100ème anniversaire de sa fondation. Difficile donc pour son représentant local, le Canadien Houtan Homayounpour, de trouver meilleur « cadeau » pour l’occasion. « Chaque expatrié pourra désormais quitter le pays à sa guise , souligne-t-il non sans fierté, quitter son emploi imposé pour un autre de son choix, sans plus avoir à solliciter d’abord un certificat de non-opposition…»

Les militaires étrangers exclus de la réforme

Habilement, Doha a laissé le soin d’annoncer la « bonne nouvelle », ce 16 octobre 2019 à Doha, au représentant sur place de l’Organisation internationale du travail (OIT). Désormais, il ne reste plus qu’à ratifier cette décision historique par le Conseil consultatif du pays, qui tient lieu d’assemblée, avant son approbation ultime par l’émir, le cheikh Tamim bin Hamid Al Thani. Elle devrait alors entrer en vigueur dès le 1er janvier 2020.

Elle s’appliquera à tous les travailleurs, hormis les militaires étrangers servant dans les forces armées du pays, employés de l’Etat ou domestiques, agents administratifs, ouvriers industriels ou agricoles, tous devraient être enfin affranchis du bon vouloir sinon du caprice de leur tuteur jusqu’ici légal dont le pouvoir ne sera plus, sauf retour improbable de manivelle, qu’un mauvais souvenir.

Chantier stade au Qatar pour la coupe du monde 2022
Un ingénieur et un visiteur prennent en photo le stade Al Bayt, situé à 50 kilomètres de Doha, au Qatar.
©AP Photo/Kamran Jebreili


Tout accès à un nouveau droit en appelle un autre. Ainsi, outre l’abolition de la « kafala », le Conseil des ministres a-t-il adopté une loi établissant un salaire minimum égal pour tous, sans plus de discrimination entre professions ou nationalités –une autre première au Moyen-Orient. Ce « smic » local sera fixé plus tard dans l’année, sur la base d’une étude conjointe déjà finalisée par l’OIT et le ministère du Développement administratif, du Travail et des Affaires sociales. Plus encore, la possibilité pour un certain nombre d’expatriés par an d’obtenir la nationalité ou, à tout le moins, un titre de séjour permanent, n’est plus une simple hypothèse de travail ou un vœu pieux d’ONG.

On a toujours besoin de plus petit que soi, dit l’adage de Jean de La Fontaine. A son tour, le Qatar en a saisi le sens profond. Avec pas moins de dix « succursales » internationales d’universités et l’ambitieuse Qatar Foundation pour les Sciences, il a compris qu’il ne suffit plus de « louer » le savoir et le savoir-faire des expatriés, cadres supérieurs, chercheurs, médecins et enseignants, mais qu’il serait mieux inspiré d’intégrer, de « nationaliser » les indispensables talents aux progrès auxquels il aspire. N’est-ce pas, là, l’un des secrets de fabrication majeurs des grands pays ? 

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