Fil d'Ariane
Nul doute qu’un tel système qui livre un homme au bon vouloir d’un autre ne peut manquer de générer des abus sinon une exploitation éhontée de l’expatrié, souvent peu qualifié et issu de pays démunis. Ainsi la majorité des 2 millions de travailleurs au Qatar proviennent-ils du continent asiatique, Inde, Pakistan, Bangladesh, Népal, Philippines.
Leurs envois d’argent contribuent à la stabilité sociale et à l’équilibre du budget de ces Etats. Il va de soi que le sort de ces migrants a très tôt alerté agences de l’ONU et ONG des droits de l’Homme, Organisation internationale du travail (OIT), Human Right Watch, Amnesty International, qui n’ont eu de cesse d’en dénoncer le « travail forcé », l’« arbitraire impuni », voire l’« esclavage » tout court…
A tout seigneur tout honneur : ayant été désigné pour accueillir la Coupe du Monde de Football de 2022, la première jamais organisée dans un pays arabe et musulman, le richissime émirat gazier s’est aussitôt retrouvé sous les feux et des projecteurs et des critiques quant aux conditions de travail sur les méga-chantiers du futur Mondial.
Soucieux de réussir ce rendez-vous dont l’enjeu et la portée vont bien au-delà du sport, Doha s’est assez vite résolue à prendre le taureau par les cornes, quitte à susciter des doutes parmi ses propres citoyens, qui ne représentent, au demeurant, qu’un habitant sur dix du pays. Il n’y a ainsi pas que la musique qui adoucit les mœurs, le ballon rond pourrait tout autant y contribuer. Ce retour en force sur la scène mondiale, qui plus est dans un contexte tendu avec ses voisins et rivaux, n’a pu que catalyser davantage la volonté de Doha d’aller encore de l’avant.
Mieux, pour mener à bien ce « chantier », l’Etat qatarien n’hésite pas à
solliciter le concours de l’Organisation internationale du travail (OIT), une agence spécialisée de l’ONU, dévouée depuis un siècle à la promotion des droits au travail, à la protection sociale et à lutte contre la discrimination dans l’emploi. Pour sa part, l’ONG s’y est amplement impliquée, en scellant début 2017 un accord de coopération avec le gouvernement afin de piloter, en duo, un train de réformes sans précédent visant à améliorer autant que faire se peut le sort de plus de deux millions de travailleurs étrangers, soit plus des trois-quarts des actifs du pays.
La décision finale d’abolir la « kafala » en est le résultat le plus probant. Son approbation par un Conseil des ministres unanime tombe à pic pour l’OIT qui célèbre, justement, cette année même, le 100ème anniversaire de sa fondation. Difficile donc pour son représentant local, le Canadien Houtan Homayounpour, de trouver meilleur « cadeau » pour l’occasion. « Chaque expatrié pourra désormais quitter le pays à sa guise , souligne-t-il non sans fierté, quitter son emploi imposé pour un autre de son choix, sans plus avoir à solliciter d’abord un certificat de non-opposition…»
Habilement, Doha a laissé le soin d’annoncer la « bonne nouvelle », ce 16 octobre 2019 à Doha, au représentant sur place de l’Organisation internationale du travail (OIT). Désormais, il ne reste plus qu’à ratifier cette décision historique par le Conseil consultatif du pays, qui tient lieu d’assemblée, avant son approbation ultime par l’émir, le cheikh Tamim bin Hamid Al Thani. Elle devrait alors entrer en vigueur dès le 1er janvier 2020.
Elle s’appliquera à tous les travailleurs, hormis les militaires étrangers servant dans les forces armées du pays, employés de l’Etat ou domestiques, agents administratifs, ouvriers industriels ou agricoles, tous devraient être enfin affranchis du bon vouloir sinon du caprice de leur tuteur jusqu’ici légal dont le pouvoir ne sera plus, sauf retour improbable de manivelle, qu’un mauvais souvenir.
Tout accès à un nouveau droit en appelle un autre. Ainsi, outre l’abolition de la « kafala », le Conseil des ministres a-t-il adopté une loi établissant un salaire minimum égal pour tous, sans plus de discrimination entre professions ou nationalités –une autre première au Moyen-Orient. Ce « smic » local sera fixé plus tard dans l’année, sur la base d’une étude conjointe déjà finalisée par l’OIT et le ministère du Développement administratif, du Travail et des Affaires sociales. Plus encore, la possibilité pour un certain nombre d’expatriés par an d’obtenir la nationalité ou, à tout le moins, un titre de séjour permanent, n’est plus une simple hypothèse de travail ou un vœu pieux d’ONG.
On a toujours besoin de plus petit que soi, dit l’adage de Jean de La Fontaine. A son tour, le Qatar en a saisi le sens profond. Avec pas moins de dix « succursales » internationales d’universités et l’ambitieuse Qatar Foundation pour les Sciences, il a compris qu’il ne suffit plus de « louer » le savoir et le savoir-faire des expatriés, cadres supérieurs, chercheurs, médecins et enseignants, mais qu’il serait mieux inspiré d’intégrer, de « nationaliser » les indispensables talents aux progrès auxquels il aspire. N’est-ce pas, là, l’un des secrets de fabrication majeurs des grands pays ?