Fil d'Ariane
Des hivers moins rigoureux, des printemps plus hâtifs : la tendance se constate au Québec. Certains acériculteurs constatent déjà les effets du réchauffement climatique sur leur récolte de sirop d'érable.
Image : Jocelyn Laplante
Le temps des sucres bat son plein depuis plusieurs semaines au Québec alors que l’on dit au revoir avec soulagement à l’hiver et que le printemps pointe le bout de son nez. Le Québec produit 89% du sirop d’érable du Canada et c’est dans la province que l’on retrouve 75% des érablières de l’est du pays et 89% des arbres producteurs. 75% de la production et de la consommation mondiale de l’élixir doré se passent au Québec. Mais les producteurs de la région sentent déjà poindre les effets du réchauffement climatique sur leurs arbres.
En ce 11 avril, Félix Sabourin monte sur un tracteur pour aller prélever dans son érablière les derniers litres d’eau d’érable qui ont coulé de ses arbres entaillés. « Il n’y a plus de gelée dans la nuit, ça fait que c'est la dernière qu'on va ramasser, la dernière eau de l'année, le chant du cygne » nous explique l’acériculteur qui habite Ripon, un village à plus de 150 kilomètres au nord-ouest de Montréal, dans la région de l’Outaouais. Cette année, la saison de récolte de l’eau d’érable a commencé le 11 mars : en un mois, Félix a recueilli, sur les quelque 1600 érables entaillés de son érablière, près de 800 litres de sève, qui vont donner, une fois bouillis, plus de 15 litres de sirop – il faut 40 litres d’eau d’érable pour produire 1 litre de sirop.
Felix vient de reprendre les rênes de la ferme qui est dans la famille Sabourin depuis quatre générations. Depuis 1928, la famille note scrupuleusement quand commence et quand finit la récolte de l’eau d’érable et combien de gallons de sirop d’érable sont produits à chaque saison. Et le jeune acériculteur constate qu’au fil des années, cette saison des sucres commence de plus en plus tôt et se termine de plus en plus tôt.
Il faut comprendre que l’érable, pour activer la coulée de son eau sucrée, a besoin d’une alternance de gels et de dégels, avec des nuits froides, à moins de 0 degrés, et de journées plus chaudes, à plus de 0 degrés. Le réchauffement climatique, qui est en cours, a donc un impact sur ce processus. « Maintenant, c'est plausible d'entailler à la fin février, ce qui n’était pas vraiment la norme avant, par rapport aux températures qu'on a plus clémentes dans le mois de février » souligne Felix. Le jeune homme de 27 ans affirme que les changements climatiques vont être un défi pour l’acériculture : « Est-ce que ça va être positif ou négatif ? Je crois que dans les régions traditionnellement plus froides, plus au nord, ça va être positif, mais pour les cabanes à sucre plus au sud de la province, je pense que l'impact va être majeur pour eux ».
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Des hivers moins rigoureux, des printemps plus hâtifs : la tendance se constate au Québec. Elle inquiète les acériculteurs et les spécialistes comme Sylvain Delagrange, professeur spécialisé en écophysiologie végétale de l’Université du Québec en Outaouais : « On a des craintes pour la production de sirop, parce que les changements climatiques amènent une grande incertitude, on voit qu'il y a plusieurs choses dans la production de sirop qui peuvent être impactées par les changements climatiques, que ce soit la période de la coulée, la croissance de l’érable, la survie de l'érable, par exemple, en cas de grande sécheresse. Donc des études sont en train d’être menées pour évaluer ces risques et tenter de mesurer ces impacts sur l’acériculture ».
Ces études, actuellement conduites par Sylvain Delagrange et son équipe, amènent déjà plusieurs conclusions.
« Pour l'instant, il n’y a pas tellement d'impact majeur, précise le spécialiste, on voit même dans les données qu’à certains endroits, c'est même positif, le réchauffement aide à la croissance. Il y a des endroits où on ne voit pas d’effet négatif. C'est plus sur le long terme que l’on va voir un déplacement significatif de l’aire de répartition de l'érable à sucre. L'aire où c'est intéressant pour lui de pousser va se déplacer rapidement vers le nord de la province, mais l’érable, lui, ne se déplace pas rapidement, donc il va y avoir une désynchronisation entre la où il pousse et où il est bon pour lui de pousser.»
Sylvain Delagrange est professeur spécialisé en écophysiologie végétale de l’Université du Québec en Outaouais.
Image : Catherine François pour TV5MONDE
Autrement dit, la niche climatique de l’érable à sucre, qui se concentre pour l’instant dans les régions du sud du Québec, risque fort de se déplacer vers les régions du nord, plus froides. Un scénario très pessimiste prévoit même que la majorité des érablières ne seraient plus dans une zone climatique favorable pour la croissance des érables d’ici 2100. Et donc huit des dix régions les plus productives sortiraient de la « niche climatique » favorable à la production de sirop d’érable.
Nous risquons d'avoir des hivers qui ne seront plus assez froids pour permettre cette coulée.
Sylvain Delagrange, professeur spécialisé en écophysiologie végétale de l’Université du Québec
C’est ce que craint aussi Sergio Rossi, professeur en écologie forestière de l’Université du Québec à Chicoutimi qui mène lui aussi des études sur les érablières depuis plus de six ans maintenant.
« Il se peut que certaines régions du Québec puissent bénéficier de ces changements et que d'autres zones soient impactées négativement. Par exemple, cela pourrait être positif pour les régions plus au nord, comme le Saguenay Lac-Saint Jean. Avec les changements climatiques, on peut s'attendre à un déplacement vers le nord de la zone qui est favorable à l'érable mais attention au type de sol dans ces régions, les érables ne seront peut-être pas capables de s'adapter au sol de la forêt boréale ».
L’autre phénomène constaté, c’est le décalage climatique dans le processus qui permet la coulée de l’érable : « On voit que la saison de coulée de l’eau d’érable est devancée mais elle ne pourra pas être devancée éternellement, à un moment donné on risque d'avoir des hivers qui ne seront plus assez froids pour permettre cette coulée » s’inquiète Sylvain Delagrange.
« Les questions qui restent à répondre sont les suivantes : est-ce que la saison des sucres sera seulement déplacée ou raccourcie ou étalée avec les changements climatiques ? Serons nous capables de produire la même quantité de sève et est-ce que la sève aura la même quantité de sucre ? » ajoute Sergio Rossi.
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« On parle d'arbres et d'écosystèmes forestiers dans lesquels les choses se mettent en place lentement, donc il se peut que les effets n'arrivent pas tout de suite, mais ils pourraient se mettre en place sur plusieurs années. Donc c'est important d'être à l'affût et de vérifier tout changement dès maintenant, parce que quand les changements commenceront, il sera trop tard » avertit Sergio Rossi. Comme souvent, il vaut mieux prévenir que guérir.
On essaie de faire de la prévention, en incitant les acériculteurs à entailler plus durablement, un petit peu moins fort, un peu moins profond.Sylvain Delagrange, professeur spécialisé en écophysiologie végétale de l’Université du Québec
Les spécialistes recommandent aux acériculteurs de prendre deux mesures afin de limiter les impacts à venir du réchauffement climatique dans leurs érablières : « On essaie de faire de la prévention en incitant les acériculteurs à entailler plus durablement, un petit peu moins fort, un peu moins profond, avec des chalumeaux un peu moins gros. Tout cela fera que l'arbre sera moins impacté. Il aura donc plus de ressources pour surmonter les changements climatiques et cela lui permettra de mieux répondre et se protéger » explique Sylvain Delagrange.
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L’autre solution préconisée est de planter d’autres espèces arboricoles dans les érablières. « Avoir de la diversité dans la forêt, cela va aider à lutter contre les phénomènes climatiques comme la sécheresse par exemple, avec un partage de ressources entre les érables et les autres espèces. À moyen et long terme, c'est quelque chose qui peut aider pour la durabilité de l'acériculture » croit le spécialiste.
Sergio Rossi renchérit : « Selon moi, le meilleur choix, c'est de tenir toutes les portes ouvertes, assurer une bonne biodiversité de peuplement forestier et des érablières, maintenir une richesse en espèce dans les érablières et assurer la régénération des érables, si jamais il y a une augmentation de la mortalité ».
Car ce qui inquiète aussi beaucoup dans l’immédiat, c’est la multiplication des phénomènes météorologiques violents comme les tempêtes de vent, de verglas, les vagues de chaleur, les épisodes de sécheresse, des précipitations abondantes, à cause des changements climatiques. « En mai l’an dernier, il y a eu ici une tempête de vent qui a fait des ravages dans plusieurs érablières de la région, se souvient Félix Sabourin. Des vents violents comme ça, mon grand-père me l'a dit, il n'avait jamais vu ça ici, jamais vu ça de son vivant, c'est exceptionnel ».
Ces phénomènes météo peuvent fragiliser les érables et donc avoir un impact important sur leur coulée printanière et donc sur la production de l’or doré. Félix ne cache pas son inquiétude quant à ces changements climatiques en cours : « C'est sûr qu'on y pense, dans 50 ans, ça va être quoi ? On va entailler quand ? Au mois de février ? On va encore avoir les hivers qu'on avait ? C'est beaucoup de questions quand même ».
L’acériculture québécoise est donc en alerte face à cette période d’instabilité et d’incertitude causée par le réchauffement climatique. « La nature s'adapte aux changements, mais le problème, c'est la vitesse de ces changements climatiques qui sont plus rapides que la capacité des arbres à s'adapter » fait remarquer Sergio Rossi.
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Il reste que la meilleure des solutions pour assurer un avenir durable à la production de sirop d’érable au Québec et ailleurs au Canada, est, bien sûr, d’appliquer des mesures concrètes pour réduire au maximum nos émissions de gaz à effet de serre et limiter ainsi l’augmentation des températures.