Au Sénégal, les femmes actrices du développement

Les nouvelles résolutions prises par le Sommet de la Francophonie à Dakar ce week-end portent notamment sur la valorisation des femmes comme actrices du développement. Au Sénégal, Khady Touré essaye tous les jours de les conseiller dans cette voie. Elle aurait pu se satisfaire de son emploi dans une multinationale. Mais elle a plutôt décidé de créer son entreprise sociale pour promouvoir l’égalité des sexes et ainsi changer « la société en profondeur ». Entretien.
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 Au Sénégal, les femmes actrices du développement
Khady Touré conseillant de jeunes diplômés dans leur recherche d'emploi, à l'Institut français de Dakar.
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Dans l’Institut français de Dakar ce matin-là, une voix forte qui scande des conseils, résonne entre les murs d’une salle de classe. Au milieu de douze personnes, Khady Touré, 32 ans, prodigue des conseils à l’assemblée qui l’écoute. Captivée. Parmi les gens qui l’entourent, la parité est respectée, 6 jeunes femmes et 6 jeunes hommes. Tous ont la même préoccupation ce jour-là : trouver un emploi. Khady Touré est  venue les guider. Elle les aide notamment à se valoriser face à un employeur, s’affirmer en tant qu’individu et ainsi participer au développement du pays car « ce pays à besoin de chacun d’entre vous » conclue-t-elle sa session. Elle nous explique le parcours de femmes sénégalaises qui doivent encore tout prouver aux hommes. Son discours rappelle le combat des femmes ailleurs dans le monde, elle a décidé de mener le sien au sein de la société sénégalaise. Sa patrie qu’elle veut voir évoluer.
 Au Sénégal, les femmes actrices du développement
Khady Touré, 34 ans.
Qui vient vous voir en cours de conseil comme aujourd’hui ? Ce sont des jeunes. Certes, ils sont diplômés. Mais ceux qui ont accès à un diplôme, n’ont pas forcément accès à un emploi. Et ceux qui sont encore plus marginalisés parmi les jeunes, ce sont les jeunes femmes. Elles sont davantage touchées par la précarité et le sous-emploi. En général, elles ont en plus une faible connaissance de leurs droits socio-économiques. On veut une société démocratique, mais la première cellule sociale, la cellule familiale n’est pas démocratique. Nous vivons dans une société patriarcale fortement hiérarchisée. Au sein du cercle familial, on attend d’eux qu’ils aient presque une posture de déférence. Il faut qu’ils attendent d’avoir la bénédiction des parents alors qu’en entreprise, on attend des jeunes pro-actifs qui soient capables de s’affirmer, de diriger. A aucun moment, ni les familles ni les universités ni les institutions ne les forment à être professionnels. Et les plus handicapés dans ce système, ce sont les jeunes femmes du monde rural. Existe-t-il, au Sénégal, une discrimination des filles ? Même si le Sénégal a voté la loi sur la parité, le quotidien des femmes n’a rien à voir avec ce que dit cette loi. Dans les écoles du monde rural, du primaire jusqu’à la classe de troisième, il y a des efforts qui ont été faits pour la scolarisation des filles. Mais après, il y a un décrochage énorme. Les familles font un calcul rapide. Ils ont plus à gagner à marier une fille et de l’échanger comme un bien qui se monnaye. Et cela a un impact sur le potentiel de croissance des femmes. Les choses changent–elles ? Oui parce qu’il y a des individus qui sont convaincus que les choses doivent changer. Il y a une progression… encore heureux ! Mais on a encore tendance à s’imaginer que quelque chose de normal pour les femmes devient quelque chose d’extraordinaire. Les femmes sont les premières de classe, elles ont des compétences. Mais à un moment, on ne les voit plus. Elles sont rattrapées par les rôles sociaux : avec le mari, la belle famille… Elles vont parfois se censurer sur leurs ambitions. Tout mon travail est de faire en sorte que des jeunes femmes et hommes prennent conscience de ces rôles sociaux. Aujourd’hui, on est conscient qu’il faut scolariser les femmes. Mais quand elles sont trop conscientes de leurs droits, trop éduquées. Les gens qui ont une vision passéiste de l’Afrique sont un peu mal à l’aise. Celles qui ont étudié ailleurs reviennent avec un refus de se soumettre. Elles s’imposent. Mais ce n’est pas parce qu’une femme prend sa place qu’il n’y a plus de place pour les hommes. Il faut faire comprendre aux hommes qu’ils doivent partager. Ils doivent voir les femmes comme l’autre en eux. Il faut sortir de cette guerre des tranchées. Vous l’aviez écrit dans votre tribune publiée dans le quotidien français Libération. Il est important que les femmes apportent leur contribution économique… C’est tellement évident ! On fait partie de la société, on la fait.  Si aujourd’hui, on veut s’inscrire dans une logique de développement il est important que chaque partie soit en plein potentiel. Ne pas travailler sur la question de l’égalité homme/femme, c’est s’inscrire dans quelque chose qui va dans le sens contraire de la croissance économique. Si ces femmes ont été éduquées, diplômées, et qu’elles rentrent au pays, qu’elles chôment parce qu’elles ont rencontré un mari qui supporte mal une femme qui gagne plus que lui. C’est un gaspillage extraordinaire ! Ce sont des investissements perdus.
 Au Sénégal, les femmes actrices du développement
Autant de filles que de garçons écoutent les conseils de Khady Touré.
Avec votre entreprise de conseils aux femmes et aux jeunes, quel est votre but ? Mon objectif est de transformer les sociétés en profondeur. D’avoir un impact social. L’égalité homme/femme est incontournable. Travailler à l’égalité entre les sexes, c’est changer la société en profondeur. Je participe à redéfinir un nouvel imaginaire en milieu scolaire et je travaille sur l’aptitude à diriger auprès de jeune ou de femmes. Cela ne peut pas se faire sans passer par l’autonomie des individus. Aujourd’hui, on ne peut pas avoir de jeunes politiques s’ils n’ont pas les moyens de décider de leur propre vie. Mon engagement, c’est aussi former ceux qui décident. C’est pour ça que j’accompagne des femmes à se maintenir à des hautes responsabilités politiques et administratives. C’est important que les femmes puissent transformer la pratique de l’autorité restée depuis trop longtemps, essentiellement entre les mains des hommes. L’innovation dans ce cas-là est impossible. Qu’est-ce qui dans votre parcours personnel vous a amené au féminisme ? Le féminisme, je le vis tous les jours. Tous les jours, je suis confrontée à la réalité de mon sexe. On a systématiquement besoin de réduire les femmes à leur tenue vestimentaire, leur corps. Je suis revenue au Sénégal (après des études à Montréal) parce que je suis africaine. J’avais un besoin d’expatriation, non pas parce que je vivais mal au Sénégal car je viens d’une famille aisée. Mais je suis allée en Occident pour multiplier mes références. Aujourd’hui, pour ne pas être le pur produit d’une seule éducation, on va voir ce que l’étranger, l’autre a à nous offrir. Je suis revenue avec un savoir pluriel que j’ai envie de mettre au profit de ceux qui en ont le plus besoin. J’ai d’abord commencé à travailler en marketing dans une multinationale américaine. Et je n’ai pas voulu me laisser arrêter par les difficultés rencontrées. Avec tous les outils que j’ai, je me sentais dans l’obligation de m’inscrire dans la contribution. Au-delà d’un travail, j’arrive à bouleverser ce que les individus que je rencontre pensaient être des convictions profondes mais qui sont en fait essentiellement une socialisation. Je parviens à les amener, eux-mêmes, à devenir des acteurs de changement. J’ai un père qui a été ministre ambassadeur, chef d’entreprise, PDG. Aujourd’hui, il est président du conseil d’administration d’une des plus grandes entreprises du secteur public. Ma mère, professeur de formation, a fait toute sa carrière à l’UNESCO. On n’a pas toujours été aisé quand mes parents ont divorcé et que j’ai dû vivre avec ma mère. C’est cette réalité du déclassement qui m’a amenée à être proche d’autres catégories de la population stigmatisées à cause de leur classe sociale. Je n’ai jamais oublié que la vie, c’est une route qui tourne. Etre une élite ce n’est pas seulement se contenter d’avoir des privilèges. Pour moi, être une élite, c’est comprendre qu’on a énormément reçu et qu’on a une obligation de contribuer.