Au tour du Canada d'être aux prises avec une "affaire McKinsey"

A la suite d'une enquête journalistique de Radio-Canada et à la demande de l'opposition, une enquête parlementaire débute mercredi 18 janvier à Ottawa concernant plus d'une vingtaine de contrats passés entre le gouvernement fédéral canadien et le cabinet international de conseil McKinsey depuis l'arrivée au pouvoir des Libéraux de Justin Trudeau. Une nouvelle "affaire" qui questionne l'influence de la multinationale américaine sur des sociétés démocratiques et leurs dirigeants, comme la France d'Emmanuel Macron.
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Trudeau au sommet APEC
Le Premier ministre canadien Justin Trudeau lors du sommet de l'APEC à Bangkok, en Thaïlande, 18 novembre 2022.
(AP Photo/Sakchai Lalit, Pool)
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C’est ce mercredi que commencent à Ottawa les travaux d’une enquête parlementaire pour faire la lumière sur les dizaines de contrats octroyés par le gouvernement canadien à la firme américaine d’experts-conseils McKinsey. Une enquête journalistique menée par Radio-Canada révèlent que depuis 2015, et l’arrivée au pouvoir des Libéraux de Justin Trudeau, 23 contrats ont été passés avec le cabinet-conseil pour plus de 100 millions de dollars. C’est trente fois de plus que sous le gouvernement conservateur précédent. Les partis d’opposition ont donc réclamé une enquête pour faire la lumière sur ces contrats dont plusieurs ont été conclus sans appel d’offres.

On s'enligne de plus en plus vers ce qui ressemble à une abdication de leadership par le gouvernement fédéral, au profit d'une entreprise privée

Christine Normandin, Bloc Québécois

Les ministères canadiens de la Défense et de l’Immigration, principaux clients de McKinsey

L’enquête menée par les journalistes de Radio-Canada Thomas Gerbet et Romain Schué rapporte que les ministères canadiens de la Défense et de l’Immigration sont les principaux clients de la firme américaine, qui dispose d’un bureau au Canada. Du côté de la Défense, des contrats de 34 millions de dollars ont été donnés aux experts de McKinsey pour, par exemple, moderniser la marine canadienne, promouvoir la diversité culturelle au sein du ministère ou mettre en place un processus de gestion des plaintes pour harcèlement et agressions.
Le ministère de l’Immigration, de son côté, a accordé des contrats de quelque 25 millions de dollars pour revoir son fonctionnement et se réformer. McKinsey a aussi décroché un contrat de trois millions de dollars pour rédiger une feuille de route afin d’assurer le succès de la politique touristique canadienne. Pour ne citer que quelques-uns de ces 23 contrats conclus avec le gouvernement canadien.

Nous sommes fiers du travail que nous accomplissons au nom du gouvernement du Canada et des programmes qui ont été améliorés grâce à nos conseils

Communiqué de la firme McKinsey

« Un guichet unique »

Pour les Conservateurs, qui forment l’opposition officielle à la Chambre des Communes, cette manne de contrats octroyés à la firme américaine prend des allures de « guichet unique » selon le député Gérard Deltell : « Ce sont des révélations troublantes. Des questions doivent être posées et il faut obtenir des réponses ». Sa collègue du Bloc Québécois, Christine Normandin, réclame d’avoir accès aux contrats passés avec McKinsey dans leur version non caviardée. : « C'est un enjeu de transparence qui se perd lorsqu'on mandate une entreprise privée à cette échelle-là ». Et de s’inquiéter à haute voix : « On s'enligne de plus en plus vers ce qui ressemble à une abdication de leadership par le gouvernement fédéral, au profit d'une entreprise privée ». Une inquiétude partagée par le député néo-démocrate Alexandre Boulerice : « on trouve ça assez affolant; c'est comme si le gouvernement libéral avait sous-traité des pans entiers de l'appareil fédéral à une compagnie privée américaine. C'est du copinage, du gaspillage, et on s'inquiète des résultats concrets ».

C’est donc le Comité des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires qui, mercredi, va demander au gouvernement de lui présenter les documents et les échanges qu’il a eus avec la firme McKinsey depuis 2015. Des fonctionnaires et des ministres seront aussi entendus.

Mais selon plusieurs analystes, il ne faut pas s’attendre à grand-chose à l’issue de ces audiences. Le Comité en question dispose de peu de pouvoirs, ses travaux pourraient toutefois aboutir à la mise en place d’une Commission publique d’enquête qui elle, disposerait de davantage de pouvoirs pour faire toute la lumière sur cette affaire.

Justin Trudeau promet de revoir les contrats

De son côté, le Premier ministre Trudeau a mandaté deux de ses ministres pour revoir le processus d’octroi de ces contrats à McKinsey, en précisant toutefois que cette pratique de consulter des experts à l’externe est monnaie courante pour un gouvernement :

« J’ai demandé [aux deux ministres] de faire un suivi là-dessus, de regarder attentivement les chiffres, de regarder les circonstances qu’on apprend dans les nouvelles… Nous allons faire un suivi pour nous assurer, effectivement, que cela a été fait de la bonne façon, et si l’on a besoin de modifier ou changer les règles »

à force de faire affaire avec tous les gouvernements au monde, on a un peu l'impression qu'ils sont un gouvernement supranational

Benoit Duguay, professeur à l'École des sciences de la gestion de l'UQAM

Quant à la firme McKinsey, elle a réagi par voie de communiqué pour affirmer que les études et les rapports produits pour le gouvernement canadien ont été faits en toute neutralité et qu’en aucun cas, le travail de ses experts n’ait pu influencer les politiques du gouvernement canadien. « Nous sommes fiers du travail que nous accomplissons au nom du gouvernement du Canada et des programmes qui ont été améliorés grâce à nos conseils » peut-on lire dans le communiqué. McKinsey fait également valoir qu’elle n’est pas la seule firme d’experts-conseils avec qui le gouvernement canadien fait affaire.

Quid de l’intérêt public ?

Mais plusieurs spécialistes s’inquiètent de cette prédominance de la firme McKinsey dans les affaires du gouvernement canadien. Comment expliquer une telle augmentation de contrats depuis l’arrivée au pouvoir des Libéraux ? Est-ce qu’une partie de ces missions données aux experts de la firme n’aurait pas pu être menées par les fonctionnaires qui travaillent dans ces ministères ? Jusqu’à quel point les rapports produits par McKinsey n’ont pas influencé les décisions et les politiques du gouvernement canadien ? Comment conseiller en toute neutralité des démocraties et des régimes autoritaires, des gouvernements qui ont des politiques opposées, notamment sur des questions de défense nationale ? C’est ce que se demande Benoit Duguay, professeur à l'École des sciences de la gestion de l'UQAM et chercheur à la Chaire de relations publiques et communication marketing. En entrevue à Radio-Canada, le spécialiste fait remarquer qu'« à force de faire affaire avec tous les gouvernements au monde, on a un peu l'impression qu'ils sont un gouvernement supranational ».

on a une entreprise privée qui a des intérêts privés et qui conseille des États, nos lois peuvent donc être influencées par le privé et ça c’est préoccupant.

Saidatou Dicko, professeure au département des sciences comptables de l’UQAM

Un avis partagé par sa collègue Saidatou Dicko, professeure au département des sciences comptables de l’UQAM, qui, elle, s’inquiète pour l’intérêt public : « C’est une question de première ordre dans nos démocraties, car elle porte sur l’emprise du privé sur nos politiques publiques, et là on se rend compte que non seulement les entreprises peuvent avoir accès à nos gouvernements mais en plus les gouvernements vont les chercher pour gérer les affaires publiques à leur place, donc on se questionne sur le véritable rôle de l’État et de nos gouvernements en matière de protection de l’intérêt public ».

La professeure fait remarquer que beaucoup des contrats accordés à McKinsey sont dans les domaines régaliens de l’État : « Je me questionne vraiment beaucoup sur l’emprise du privé sur nos politiques publiques, c’est là la question, ça pose vraiment un problème de gouvernance publique ».

McKinsey, une organisation tentaculaire aux liaisons dangereuses ?

McKinsey est une multinationale américaine qui emploie quelque 30 000 personnes dans le monde et a 130 bureaux dans 65 pays. La firme mange à tous les râteliers : elle a travaillé aussi bien avec le gouvernement américain qu’avec les Chinois, les Russes, les Allemands, notamment sur des dossiers d’armement ou en lien avec l’armée. Le réseau américain NBC a par exemple révélé que McKinsey a mené en parallèle des contrats avec le Pentagone et avec un fabricant d’armes russes.

Et en France, les nombreux contrats octroyés par le gouvernement français à la firme durant la pandémie, notamment pour organiser la campagne de vaccination contre la COVID, sont venus empoisonner la campagne du président Emmanuel Macron pour sa réélection. Car les experts de McKinsey ont été très actifs durant la pandémie, ils sont intervenus auprès des gouvernements américain, français, britannique, mexicain et allemand, ainsi que les gouvernements québécois et ontarien.

McKinsey avait aussi parmi ses clients des compagnies pharmaceutiques comme Pfizer mais aussi l’Organisation mondiale de la Santé. Bref, une organisation tentaculaire qui a ses entrées auprès de gouvernements aux intérêts opposés et dans des domaines très variés.

Saidatou Dicko parle d’une tendance inquiétante, au regard de l’ampleur sans précédent tant pour le nombre et les montants des contrats accordés que pour la nature des sujets traités par McKinsey, immigration, santé publique, défense nationale : « Il n’y a plus de limites à ce que cette entreprise peut traiter et c’est un phénomène répandu dans de nombreuses démocraties » s’exclame la professeure, qui souligne que McKinsey est présente partout dans le monde et qu’elle fait affaire autant avec le privé qu’avec le public, ce qui peut amener de possibles conflits d’intérêt.

Saidatou Dicko croit qu’il est temps que nos démocraties se réveillent quant au danger d’utilisation abusive de ce genre de cabinets-conseils et que des garde-fous soient mis en place quand on recourt à leurs services, « c’est urgent de réglementer ces pratiques » dit-elle.

La professeure s’interroge aussi sur la possible influence de McKinsey sur les politiques publiques des gouvernements qui font appel à ses services : « On ne peut pas dire qu’il n’y a pas d’impact, forcément il y a des impacts, on a une entreprise privée qui a des intérêts privés et qui conseille des États, nos lois peuvent donc être influencées par le privé et ça c’est préoccupant. Où en est l’intérêt public dans tout ça ? »

Saidatou Dicko dit qu’elle va suivre attentivement les travaux de cette enquête parlementaire…