Au Yémen, la guerre s'est intensifiée ces derniers jours, après une attaque des rebelles Houthis et une riposte saoudienne. Cette reprise de la campagne militaire acte l'impossible résolution, dans ce pays ravagé par les conflits et la famine. Analyse.
Deux morts et sept blessés, à Jazan, vendredi 24 décembre. Ce sont les premières victimes sur le territoire saoudien des rebelle Houthis yéménites depuis 2018. En riposte, l’Arabie Saoudite a immédiatement relancé une opération militaire « à grande échelle », faisant trois morts et six blessés. Va-t-on vers une nouvelle phase de la guerre au Yémen, qui dévaste le pays depuis plus de sept ans ?
Selon la coalition, ces frappes saoudiennes se voulaient aussi une réaction au « transfert d’armes du camp al-Tashrifat à Sanaa ». D’après Franck Mermier, chercheur spécialiste du pays et ancien directeur du centre français d'études yéménites à Sanaa, « les Saoudiens ont répliqué très vite. Ils font ainsi d’une pierre deux coups : c’est un moyen de réduire la capacité offensive des Houthis en bombardant leur rampe de lancement et leurs dépôts d'armes dans la capitale, tout en envoyant le message que l’Arabie Saoudite ne reste pas l’arme au pied lorsque son territoire est attaqué ».
Pour l’instant, c’est une impasse, et cette reprise de la campagne militaire acte l’impasse.David Rigoulet-Roze, chercheur en sciences politiques associé à l'IRIS.
Négociations au point mort
L’attaque houthie sur le territoire saoudien n'est toutefois pas exceptionnelle. Selon le porte-parole de la coalition, Turki al-Malikia, les rebelles auraient envoyé 430 missiles et 851 drones depuis 2015 sur l’Arabie Saoudite voisine. Mais cette fois, après deux morts, les Saoudiens ont «
considéré qu’ils ne pouvaient pas faire l’économie d’une réaction d'envergure », selon David Rigoulet-Roze, qui étudie la géopolitique de la région à l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques).
Pour le chercheur, le royaume utilise ces pertes humaines, et la récente saisie d’armes par la marine américaine, pour justifier un renforcement des opérations militaires aériennes. «
C’est une manière de montrer aux Houthis qu’ils ne céderont pas, même s’ils savent que la guerre ne peut pas être gagnée. Pour l’instant, c’est une impasse, et cette reprise de la campagne militaire acte l’impasse ».
Les négociations sont en effet au point mort depuis des mois, et le conflit a déjà fait au moins 377 000 morts, selon les estimations de l’ONU. Pour David Rigoulet-Roze, ce sont la logique intransigeante et le refus de négocier hors de leurs conditions des Houthis qui expliquent pour partie cette impasse stratégique.
Saisie américaine de 1 400 fusils d’assaut
Ceux-ci réclament la levée des blocus, ce qui semble inenvisageable alors que des armes ont encore été saisies par la marine américaine quelques jours avant les frappes. Selon les États-Unis, les 1 400 fusils d'assaut AK-47 et les munitions retrouvés sur un bateau de pêche étaient envoyés par l’Iran, à destination des rebelles.
«
Joe Biden a annoncé dès l’arrivée de la nouvelle administration américaine l’arrêt du soutien aux opérations offensives au Yémen. Ça s’inscrivait dans un contexte de recalibrage, de distanciation par rapport à la coalition menée par l’Arabie Saoudite », rappelle Anne Gadel, consultante spécialiste de la région et membre de l'Observatoire de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient (fondation Jean Jaurès).
Mais cette position se basait sur l’espoir - non confirmé - que la position des Houthis s’assouplirait, d’après David Rigoulet-Roze. Les Américains auraient donc depuis un certain temps renforcé les actions de renseignement, afin de «
compenser les difficultés militaires de la coalition sur le terrain », à Marib, et ne pas donner l’impression qu’ils «
lâchaient totalement » les Saoudiens.
Marib, « point de bascule potentiel de la guerre »
Avant ces attaques, le conflit se jouait en effet depuis près d’un an à
Marib, dernier bastion stratégique pour le gouvernement dans le nord du pays. Pour Anne Gadel, les attaques sur le territoire saoudien et à Sanaa pourraient rouvrir un deuxième front, dans la capitale yéménite. «
Les Houthis se sentent en force. Ils subissent beaucoup de pertes à Marib, mais ça ne les empêche pas de tenir leur position. Ils cherchent à montrer qu’ils ont la main, qu’ils sont offensifs et qu’ils ne sont pas en posture de négociations ». La chercheuse doute toutefois que cette actualité augurerait une reconfiguration majeure du conflit.
Le chercheur Franck Mermier voit quant à lui ces nouvelles frappes comme «
un moyen de répliquer aux attaques saoudiennes à Marib, où les rebelles essayent de gagner du terrain ». David Rigoulet-Roze le confirme : la ville incarne « le
point de bascule potentiel de la guerre ».
Période-clé de négociations sur le nucléaire iranien
Selon certains observateurs, ces attaques réciproques pourraient aussi s’inscrire dans le contexte de la reprise des négociations sur le nucléaire iranien. La république islamique chiite soutient en effet les rebelles Houthis. Selon David Rigoulet-Roze, les «
révélations ostensibles » de l’Arabie Saoudite sur l’implication du Hezbollah et de l’Iran visent ainsi à prouver un «
jeu trouble de l’Iran, afin de faire pression indirectement » sur les négociations. «
C’est aussi un message subliminal américain destiné à Téhéran : " Ne croyez pas que parce qu’on négocie sur le nucléaire,
cela signifie qu'on va lâcher la coalition au Yémen" ».
Pour les Saoudiens, qui soutiennent les forces gouvernementales yéménites, il s’agit d’une «
période-clé », voire d'un contexte «
inflammable ». Il est en effet question de «
discuter de l’activité de l’Iran et de ses proxys dans la région », décrit Anne Gadel.
Lors de la conférence de presse de samedi 25 décembre, le porte-parole de la coalition a notamment affirmé que «
le Hezbollah forme les Houthis à piéger et utiliser des drones à l'aéroport ». Le pays garantit en détenir des preuves, sans qu’elles ne soient plus probantes que d’habitude.
« Il s’agit avant tout de prouver aux yeux de la communauté internationale que les frappes sont légitimes, c’est aussi une guerre psychologique », souligne Franck Mermier.
« Les Houthis ne sont pas simplement des marionnettes »
Ceci étant, les deux enjeux ne coïncident pas non plus totalement. Même si l’accord sur le nucléaire est sauvé, cela ne signifie pas pour autant que les Houthis s’aligneront et accepteront des négociations de leur côté. Franck Mermier avertit ainsi sur le côté «
réducteur » de lire la guerre au Yémen uniquement comme un conflit par procuration entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, alors que les Houthis ont leur propre projet politique. «
Ils servent les intérêts de l’Iran, peuvent convoyer des messages et ont besoin de l’expertise militaire iranienne, mais ils ne sont pas simplement des marionnettes », rappelle-t-il.
Le Yémen, une guerre oubliée
« Une terrible tragédie, oubliée de tout le monde, se déroule en silence depuis des années, faisant des morts chaque jour », a décrit le pape François à propos du Yémen lors de son message de Noël cette année.
Une tragédie oubliée, en effet, car la guerre reste généralement loin des préoccupations quotidiennes occidentales. Selon Franck Mermier, cette indifférence s’explique par la position du Yémen, avant même la révolution de 2011 et la guerre : un pays « marginalisé », « le plus pauvre du monde arabe », qui ne pèse pas beaucoup face à ses puissants voisins. De plus, le conflit n’est « pas très lisible ». Les camps sont morcelés ; ce ne sont pas simplement des chiites qui s’opposent aux sunnites, ou l’Arabie Saoudite à l’Iran. Ajoutons à cela le manque de journalistes sur le terrain ou l’implication occidentale auprès de l’Arabie Saoudite, et cela donne un conflit qui n’est souvent abordé qu’à travers le prisme de la crise humanitaire.
Pour le chercheur, cette conférence de presse portait par ailleurs un autre objectif : celui de jeter le trouble au sein des forces houthies. «
Certaines informations divulguées par le porte-parole peuvent venir de l’intérieur. Cela sert peut être à montrer que ce qui arrive dans la capitale yéménite est connu par les services saoudiens. Cette guerre se passe aussi au niveau du renseignement ».
Au-delà du conflit géopolitique, ce sont les populations qui seraient les premières victimes d'une intensification des combats. Mercredi 22 décembre, l’ONU s’est dit «
contrainte » de réduire l’aide alimentaire apportée à des millions de civils yéménites, faute de fonds suffisants. «
Le Yémen s’enfonce depuis des années dans une crise humanitaire terrible, cela n’aura pas d’incidence sur la nature et l’intensité du conflit, mais évidemment sur la vie quotidienne des habitants », déplore Anne Gadel.