Fil d'Ariane
Des discussions au plus haut niveau ont eu lieu, vendredi 19 février, entre Canberra et Facebook au lendemain du blocage par le réseau social des contenus d'actualité pour les internautes australiens.
Le ministre australien des Finances, Josh Frydenberg, a déclaré s'être entretenu avec le patron de Facebook Mark Zuckerberg dans l'objectif de trouver un moyen de sortir de cette épreuve de forces.
Il a précisé que les discussions se poursuivraient tout au long du week-end.
"Nous avons discuté des questions qui restent en suspens et avons convenu que nos équipes respectives s'y pencheront immédiatement", a-t-il poste sur Twitter.
Nous avons discuté des questions qui restent en suspens et avons convenu que nos équipes respectives s'y pencheront immédiatement
Josh Frydenberg, ministre australien des Finances
Ce blocage a suscité la colère des autorités australiennes, notamment car plusieurs pages officielles de services de secours (météo, santé…) ont été affectées. La plupart d'entre-elles fonctionnaient à nouveau normalement quelques heures plus tard.
L'Australie a affirmé ne pas vouloir renoncer à son projet de loi qui vise à contraindre les géants de la tech à rémunérer les médias pour la reprise de leurs contenus.
Pour montrer son opposition à ce texte, Facebook a rendu impossible pour les Australiens, depuis jeudi, la publication de liens renvoyant vers des articles d'actualité. Les pages des médias du pays ne pouvaient, en outre, plus être consultées depuis le réseau social.
(Re)voir : Australie : le ton monte entre Canberra, Facebook et Google
De son côté, le premier ministre australien, Scott Morrison, a exhorté la firme américaine à mettre fin à ce qu'il a qualifié de "menaces" et à "revenir à la table" des négociations.
Il a rappelé que ce projet de loi est scruté de près par beaucoup de dirigeants à travers la planète, indiquant avoir échangé sur le sujet lors d'entretiens téléphonique avec ses homologues indien et canadien, respectivement Narendra Modi et Justin Trudeau.
Washington, proche allié de Canberra, a refusé de prendre parti publiquement sur la question.
"Il s'agit d'une négociation d'affaires entre plusieurs entreprises privées et le gouvernement australien, a commenté vendredi Ned Price, le porte-parole du département d'Etat américain. Nous apportons régulièrement notre appui aux entreprises américaines, mais généralement nous ne divulguons pas les détails de ce soutien."
Le projet de loi australien, un "code de conduite contraignant" visant le "fil d'actualité" de Facebook et les recherches sur Google, a été approuvé cette semaine par la Chambre des représentants. Il sera débattu à partir de lundi 22 février par le Sénat et devrait être adopté d'ici la fin de la semaine prochaine.
Il s'agit d'une négociation d'affaires entre plusieurs entreprises privées et le gouvernement australien. Nous apportons régulièrement notre appui aux entreprises américaines, mais généralement nous ne divulguons pas les détails de ce soutien.
Ned Price, porte-parole du département d'Etat américain
Facebook semble de son côté camper sur ses positions, estimant que ce projet "méconnaît complètement" les relations qu'entretiennent la plateforme et les médias. Le réseau social a expliqué ne pas avoir eu d'autres choix que de mettre en place de telles restrictions.
Depuis leur entrée en vigueur, le nombre de personnes ayant consulté les sites des médias australiens a chuté dans le pays et à l'étranger. Pour autant, les internautes ne semblent pas avoir déserté Facebook pour Google qui ne paraît pas avoir enregistré de hausse de son trafic.
Le président exécutif du News Corp. Australia, Michael Miller, a déclaré devant le Sénat, dans le cadre d'une enquête sans lien avec le projet de loi, que les groupes de presse n'avaient pas encore mesuré le plein effet de la décision de Facebook.
M. Miller a également encouragé Facebook à négocier directement a avec les médias.
"La porte est toujours ouverte pour Facebook", a-t-il lancé.
Google a également menacé de suspendre son moteur de recherche en Australie avant de faire marche arrière mercredi en acceptant de verser des "sommes significatives" en contrepartie des contenus du groupe de presse News Corp. de Rupert Murdoch.
(Re)lire : Médias : entre l'Australie et Google, c'est le combat de David contre Goliath
Selon des spécialistes de la question, derrière ce bras de fer, Facebook envoie un avertissement aux autres pays souhaitant réguler le numérique, et en particulier aux Européens, en signalant qu'il est prêt à tout pour défendre ses intérêts.
S'agit-il d'une affaire purement locale ou dépasse-t-elle le cadre australien ? L’ancien eurodéputé, Jean-Marie Cavada, à la tête de IDFrights, un institut de défense des droits fondamentaux dans le monde numérique, estime que cette affaire doit pousser les démocraties à se mobiliser pour réguler les géants du Net.
"En coupant l'accès des médias à ses services, nous voyons cette fois en gros plan le vrai visage de Facebook", un réseau qui se montre prêt "à contourner ou à s'asseoir" sur toutes les législations qu'il juge contraires à ses intérêts financiers. "Une forme d'impérialisme vert, vert comme la couleur du dollar", dénonce-t-il.
Ils montrent aussi par là que si vous ne cédez pas à leurs menaces et leur chantage, ils sont prêts à vous atteindre dans votre souveraineté
Jean-Marie Cavada, IDFrights, institut de défense des droits fondamentaux dans le monde numérique
"Ils montrent aussi par là que si vous ne cédez pas à leurs menaces et leur chantage, ils sont prêts à vous atteindre dans votre souveraineté", ajoute l’intéressé, rappelant que Facebook, dans sa hâte, a bloqué l'accès à certaines informations essentielles (santé, secours, alertes météo...).
De son côté, Joëlle Toledano, économiste et auteure de GAFA Reprenons le pouvoir ! n'est pas surprise par cette querelle.
"On a tendance à croire que ces plateformes sont des infrastructures publiques, mais ce n'est pas le cas. Nous sommes face à des acteurs qui ont construit un modèle économique complet et global, et Facebook ne va pas lâcher le morceau aussi vite" face à une législation qui remet en cause ce qu'il a bâti.
"On est dans une entreprise en quasi monopole dans l'accès à l'information, et effectivement il s'agit de marquer son territoire", confirme Olivier Ertzscheid, enseignant-chercheur en sciences de l'information à l'Université de Nantes.
En coupant l'accès à ses services, "Facebook exerce une souveraineté d'usage" dans le numérique, "où il capte l'attention de 2,7 milliards d'utilisateurs dans le monde" (tous services compris dont Instagram et WhatsApp), commente-t-il. Et le groupe joue sur la difficulté des utilisateurs à se passer de ses services et à basculer vers d'autres usages, "car cela a un coût cognitif important".
Pour les Européens, "c'est un signal, prévient Joëlle Toledano. Ce n'est qu'au niveau européen qu'on peut arriver" à réguler les plateformes, car "c'est un marché trop important pour qu'elles prennent le risque de le perdre".
Cela plaide en faveur de réformes plus globales, au lieu d'aborder les sujets séparément (données, désinformation, concurrence, fiscalité…) et de les découper entre plusieurs régulateurs
Joëlle Toledano, économiste et auteure de GAFA Reprenons le pouvoir !
En pleine préparation de deux nouvelles directives (dites DSA et DSM) à Bruxelles, "cela plaide en faveur de réformes plus globales, au lieu d'aborder les sujets séparément (données, désinformation, concurrence, fiscalité…) et de les découper entre plusieurs régulateurs", poursuit Mme Toledano.
Et Jean-Marie Cavada d’abonder dans ce sens. "On ne peut pas laisser l'Australie se battre toute seule pour la démocratie". Il appelle "les plus hautes autorités françaises et (la présidente de la Commission européenne) Ursula von der Leyen" à soutenir le gouvernement australien dans ce combat.
Cette bataille pourrait aussi avoir des répercussions aux Etats-Unis, où des débats sur la régulation des plateformes numériques ont lieu, note l'ancien eurodéputé. Des parlementaires américains veulent réformer la section 230 du "Communications Decency Act", ce texte qui dispense les plateformes de toute responsabilité éditoriale.
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