Auteur dessinateur : une profession précaire et en colère

Peut-on vivre de son métier quand on est dessinateur ? Oui, sauf que «la majorité de la profession ne s'en sort pas ! » nous disent Emmanuelle Teyras et Janik Coat. Ces deux dessinatrices aimeraient que leur travail soit mieux reconnu.  Une question particulièrement d'actualité alors que 2020 est consacrée année de la bande dessinée en France.
 
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Leonard de Vinci
© Emmanuelle Teyras
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Le ministre français de la Culture, Franck Riester, a été interpellé le 16 janvier 2020 par l’auteure de bande dessinée Marion Montaigne sur les ondes de France Inter. Cette dernière réclamait la publication du rapport sur les artistes auteurs commandé à Bruno Racine l'ancien président du Centre Pompidou et de la Bibliothèque nationale de France : « cette année on veut aller au festival en lisant le rapport Racine dans le train » . Dans ce rapport Bruno Racine dresse une série de 23 recommandations en vue d'améliorer la situation des artistes-auteurs.

Emmanuelle Teyras, auteure-illustratrice, s'étonnait du peu de réactions suscitées par le rapport Racine «malgré les récents évènements, Marion Montaigne qui fait une tribune sur France Inter réclamant sa publication, la proclamation de l’année de la BD, le ministre de la Culture qui annule ses vœux pour cause de manifestation, l’ouverture du Festival d’Angoulême .»
Emmanuelle Teyras instagram
© Emmanuelle Teyras

 Plusieurs associations professionnelles dont Le Syndicat des Auteurs de bande dessinée«Les Etats généraux de la BD» et la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse ont appelé à un mouvement de grève vendredi 31 janvier. Rappelons qu'en 2014, réunis en collectif, les auteurs des «Etats Généraux de la bande dessinée» ont déjà alerté sur leur rémunération. Un mouvement qui s'est amplifié sur les réseaux sociaux avec les mots dièse #payetonauteur, #payetaculture et #auteursencolère


Le rapport Racine  a le mérite de faire le constat de la fragilisation de la situation économique et sociale de ceux qu'il définit comme des «artistes-auteurs» (soit toutes les professions artistiques, dessinateur, auteur, plasticien, designer, sculpteur...) Il pointe aussi l’érosion de leurs revenus.
 

Un statut précaire et une rémunération inégale

Emmanuelle Teyras nous explique très concrètement ce qu'il en est. Mère célibataire de 46 ans, élevant deux adolescents, elle ne vit que de son art.  «Quand on travaille pour la communication on est très bien payé, parfois trop… Quand on travaille pour la presse on est moins bien payé et quand on travaille pour l’édition on est carrément beaucoup moins bien, voire, très mal payé ! »

Emmanuelle Teyras dit aussi qu’elle a «beaucoup de chance» car elle peut « vivre de son métier». C’est devenu de plus en plus difficile car «plus le temps passe et plus il y a d’offres de livres. Que ce soit pour la BD ou pour le livre jeunesse, il y a beaucoup d’auteurs qui travaillent. Ce sont des métiers un peu cousins-germains. Il y a une offre pléthorique. On le voit quand on va à la FNAC ou en librairie. »

C’est la contradiction de ce secteur. La célébrité de certains auteurs, les tirages d’un ouvrage comme « Dans la combi de Thomas Pesquet » de Marion Montaigne, ou le succès de Riad Sattouf qui adapte lui-même au cinéma son album « Les Beaux Gosses » ne sont pas emblématiques. Les auteur(e)s artistes sont précaires. Leurs revenus sont fragiles.

 
​Les droits d’auteur pour un livre pour enfants sont de 3%, en BD on peut avoir 8%. Il faut comprendre qu’on gagne 30 centimes d'euros par livre vendu.
Emmanuelle Teyras, illustratrice

Emmanuelle Teyras développe : «Il faudrait que le public puisse comprendre ce qu’un auteur gagne sur un livre. Le système du livre n’est pas du tout connu. Le système de la BD non plus, c’est normal. Il faut comprendre qu’on gagne 30 centimes par livre vendu. Alors quand il s’agit d’auteurs plus connus qui ont 10, 12% [sur les ventes de leurs oeuvres] et dont les albums sont vendus 20 euros c’est déjà mieux parce que ça fait 2 euros par livre. Mais ce n’est pas énorme. »

A la fin, il ne reste donc pas grand-chose. Sur un livre vendu 10€, dont elle partage les droits d’auteur avec sa co-autrice, elle ne touchera en définitive que 30 centimes par exemplaire vendu !
 

Rémunérer le temps consacré à l'écriture ?

Janik Coat, illustratrice,  partage la même expérience. Elle occupe une place à part dans le secteur du livre de jeunesse, celle consacrée aux très jeunes enfants de 0 à 5 ans. Entre la conception et la sortie de son dernier opus «Baisers polaires», pour lequel elle a reçu un à-valoir [avance sur les ventes] de 4000 euros, il s'est passé un an et demi.

Tout le temps consacré à concevoir et dessiner n'est évidemment pas rémunéré «On peut parfois passer une journée sur un dessin qui nous sera très peu payé, finalement on aura touché 3 euros de l'heure », s'exclame avec humour Emmanuelle Teyras.

Baisers polaires
"Baisers polaires" © Albin Michel - jeunesse (février 2020) Janik Coat
Parce qu'on est des artistes, qu'on aime dessiner, on se permet de ne pas nous payer.
Janik Coat, auteure-illustratrice
 

Janik Coat dit qu'elle «préfère se faire plumer et être libre !»
Elle est traduite dans le monde entier. Depuis trois ans, elle vit bien grâce à l’à-valoir et aux droits qu’elle touche de son éditeur américain. Ça lui laisse le temps de travailler sur ses livres artistiques publiés en France.

« Il faut trouver des combines » explique-t-elle. Elle a arrêté le graphisme et intervient beaucoup en milieu scolaire où elle présente ses œuvres à l'invitation des professeurs des écoles. Mais la source principale de ses revenus vient de ses droits d’auteur.
 

Coût d'un livre et rémunération des auteurs

Francine Bouchet, fondatrice et directrice de la maison d'édition suisse La Joie de Lire, dresse un tableau plus nuancé de la situation.  Cette éditrice publie des livres illustrés depuis 1987. Pour elle, la question « mérite des prises de positions qui ne sont pas simplement celle des pauvres illustrateurs d'un côté et des méchants éditeurs de l'autre ! Il y a parfois des caricatures qui m’agacent un peu. » Avant toute chose «Il faut revenir à la réalité du prix», explique l'éditrice.

Le prix moyen du livre de jeunesse est inférieur au prix moyen de la littérature : « Le livre illustré ne pourra pas aller au-delà d'un certain seuil sinon il ne se vendra pas», affirme-t-elle. Francine Bouchet est très réaliste : «C’est difficile d’expliquer aux gens la valeur des choses parce que ce n’est pas leur problème. Ils ont leur porte-monnaie et si en traversant la frontière ils payent 10% moins cher, on ne va pas les en empêcher.» 
 

La seule façon de gagner très bien sa vie dans l’illustration, c’est que tout à coup il y ait un livre qui se mette à surfer, que les tirages soient plus importants.
Francine Bouchet, éditrice La Joie de Lire

«La plupart des illustrateurs, comme des écrivains, ont un travail à côté»  dit-elle.

C'est un autre des constats faits par le rapport Racine :  l'absence de rémunération du travail de l'auteur. Les rapporteurs rappellent que la question fut posée par Jean Zay, ministre de l'Éducation nationale et des Beaux Arts de 1936 à 1939. Cet avocat, ministre du Front populaire, assassiné par la milice en 1944, estimait que «l'auteur ne doit plus désormais être considéré comme un propriétaire, mais bien comme un travailleur, auquel la société reconnaît des modalités de rémunération exceptionnelles, en raison de la qualité spéciale des créations issues de son labeur». C'est lui qui décida de rattacher les artistes au régime général de la Sécurité sociale.

Virginie Challamel est agente artistique. Son rôle est de représenter les auteurs-artistes et de vendre leur travail. Voire, de les défendre car «les illustrateurs sont des gens hyper gentils. Ils se font complètement plumer ! » Elle propose à ses auteurs de travailler pour des marques car une campagne publicitaire permet de bien les rémunérer. 
 

Le talent, ça se paye.
Virginie Challamel, agent artistique

Margaux Motin a réalisé la campagne publicitaire pour une crème homéopathique bien connue des laboratoires Boiron. «L’image qu’elle a dessinée a fait qu’on a reconnu le produit. Nous vivons dans une société de l’image, les artistes y sont pour beaucoup, donc il n’y a pas de raison de ne pas les payer.» Aujourd’hui, explique Virginie Challamel, il y a une consommation d’images beaucoup plus importante qu’il y a 30 ans mais qui est beaucoup moins bien payée «parce que ça va plus vite.»
«Tout le monde peut écrire, tout le monde peut dessiner, mais attention ceux qui écrivent bien, dessinent, nous font vibrer, ne sont pas nombreux », affirme-t-elle avec force. 

La précarité des dessinatrices

Le rapport Racine souligne que les auteurs femmes sont plus précaires que les hommes 

« Dans le secteur de la bande dessinée, 67% des autrices ont un revenu inférieur au SMIC annuel brut et 50% d’entre elles perçoivent des revenus qui les placent en dessous du seuil de pauvreté, ce taux étant de 36% pour les hommes. Au sein de la profession d’illustrateur, l’écart entre les revenus féminins et masculins est plus alarmant puisqu’il atteint 41% après vingt ans de carrière. Enfin, les femmes sont surreprésentées dans la littérature pour jeunesse, pour laquelle les taux de rémunération en droits d’auteur sont les plus faibles (5 % environ). » (p.25)