Fil d'Ariane
Le glyphosate, molécule présente dans les pesticides, a été déclaré "cancérogène probable" pour l'homme par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de l'OMS (Organisation mondiale de la santé). Cette catégorisation a été contestée par d'autres agences spécialisées, dont l'Agence européenne de sécurité alimentaire (EFSA), l’Agence de protection de l’environnement (EPA) américaine et l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA). C'est sur cette "guerre des études contradictoires" que l'interdiction du glyphosate n'a pas été effectuée depuis plusieurs années, malgré de nombreuses demandes allant dans ce sens, dont une pétition européenne qui a déjà atteint plus d'1,3 millions de signature.
Les études sur le glyphosate sont scientifiquement erronéesChristopher Portier, associé en 2015 aux recherches du CIRC sur le glyphosate et ancien directeur d'agences scientifiques fédérales américaines
La Commission européenne a, depuis le début des débats, pris fait et cause pour les glyphosate en s'appuyant sur les études lui étant favorable. Mais un premier grain de sable est venu enrayer la machine administrative européenne : le copié-collé effectué par la Commission européenne — d'une étude de Monsanto — pour au sein de son rapport en faveur du glyphosate de 2015, révélé il y a peu. Ce plagiat européen d'une étude du plus gros industriel agro-chimique commence à semer le doute dans les esprits (lire notre article : "Autorisation du glyphosate : l'Union européenne, soutien de Monsanto ?").
L'indépendance de la Commission — dont la majeure partie des contenus de rapport provient du plus grand groupe de produits contenant du glyphosate, Monsanto — est donc depuis lors fortement contestée. Mais que penser des études scientifiques effectuées par les agences gouvernementales ? Les Monsanto papers — des documents que la firme a été obligée de fournir à la justice dans le cadre d'une action collective de 3500 plaignants — viennent démontrer une véritable "campagne de corruption" — orchestrée par la firme et ayant débuté il y a plus de 30 ans afin de modifier les études scientifiques en sa faveur. Il semble que Monsanto, leader de la vente de pesticides, soit prête à aller très loin pour empêcher la mise à jour des effets cancérogènes de ses produits phytosanitaires sur la santé humaine. Particulièrement ceux qui contiennent du glyphosate.
La différence principale entre le CIRC — l'agence qui a caractérisé le glyphosate comme cancérogène probable — et les autres agences (EFSA, EPA, ECHA), réside dans un élément central : les données confidentielles sur ses produits, fournies par Monsanto. Seul le CIRC a travaillé sans les consulter, en se fiant uniquement aux résultats obtenus en laboratoire, sur des rats. De façon plus simple : seul le CIRC ne se basait pas sur les rapports scientifiques de l'industriel, tandis que les autres agences reprenaient visiblement les études menées par Monsanto lui-même !
La fiabilité des études des agences ayant eu accès aux données confidentielles de Monsanto — sur ses produits contenant du glyphosate — a fini par être contestée, et ce, par un homme : Christopher Portier. Cet ancien directeur de plusieurs institutions fédérales de recherche américaines et qui fut associé en 2015 aux travaux du CIRC, a écrit en mai 2017 à Jean-Claude Junker, le président de la Commission européenne pour dénoncer le manque de fiabilité des études des agences européennes. Pour Portier, les études sont "scientifiquement erronées" et seraient passées — entre autres — à côté de huit cas d’augmentation d’incidence de certaines tumeurs associés au glyphosate.
J’ai parlé du glyphosate avec l’EPA, Ils ont le sentiment d’avoir aligné l’EFSA pendant le coup de fil.Texto d'un cadre de Monsanto suite à l'annulation par l'EFSA de la recevabilité d'une étude mettant en cause le glyphosate dans des cas de lymphomes sur des souris en 2015.
Et c'est là où les Monsanto papers — des dizaines de milliers de pages — scrutés par les journalistes du Monde révèlent de nombreux aspects inquiétants sur les liens entretenus par les agences, leurs scientifiques ou représentants et les multinationales de l'agrochimie, dont Monsanto au premier chef. Une étude, par exemple, montrait une augmentation d’incidences de lymphomes malins chez les souris les plus exposées au glyphosate, mais a été écartée par l’Autorité européenne de sécurité des aliments. Cette dernière estimait qu'elle n'était pas fiable, à cause d'infections virales qui pouvaient affecter la survie des souris ainsi que les incidences de tumeurs, en particulier les lymphomes.
Comment des études révélant des cas de cancers possibles sur des animaux ayant été exposés au glyphosate peuvent-elles être ensuite contestées par d'éminents scientifiques d'agences sanitaires œuvrant pour des organismes publics ? Les Monsanto Papers donnent de nombreuses explications très peu rassurantes sur la fameuse "indépendance scientifique" censée caractériser les spécialistes travaillant dans ces agences. Le Monde explique, par exemple, que dans le cas des souris et des lymphomes, tout s'est joué sur une téléconférence entre l'EFSA (agence européenne) et l’EPA (agence américaine).
Au cours de cette conférence un représentant de l'Agence américaine de protection de l'environnement, Jess Rowland a parlé des cas d'infections virales mettant en cause la fiabilité de l'étude, et a emporté l'adhésion du comité d'experts européens qui a donc suivi son avis. Sauf qu'un toxicologue allemand, Peter Clausing, explique qu'aucun document ne contient cette information à propos des infections virales censées brouiller les résultats. L'EFSA n'a aucune archive sur ce sujet. La réalité est ailleurs, chez Monsanto. Les spéculations sur une infection virale se trouvent en fait dans un article… sponsorisé par Monsanto.
Suite à la téléconférence entre agence américaine et européenne, la firme a immédiatement vérifié auprès de l'EPA si la "révélation" de leur expert, Jess Rowland avait bien "convaincu" l'EFSA :
"J’ai parlé du glyphosate avec l’EPA", écrit un cadre de Monsanto dans un texto : "Ils ont le sentiment d’avoir aligné l’EFSA pendant le coup de fil."
Jess Rowland échangeait avec les cadres de Monsanto, particulièrement depuis que le CIRC s'intéressait au glyphosate. L'un de ses appels — retranscrit dans un échange de courriels entre cadres de la firme — donne une idée de la vocation du représentant de l'Agence américaine de la protection de l'environnement, alors qu'il parle de l'étude du CIRC et celle d'un autre organisme en cours de réévalutaion du glyphosate :
"Si je peux dézinguer ça, je mérite une médaille".
Jess se mettra en retraite de l’EPA dans cinq à six mois, Et il pourrait encore nous être utile dans la défense en cours du glyphosate.Un cadre de Monsanto au sujet du reprséentant de l'EPA, Jess Rowland
La première étude d'un laboratoire externe que Monsanto a soumis à l'EPA pour connaître la toxicité du glyphosate, date de 1983. 400 souris exposées à la molécule avaient alors développé des tumeurs. Monsanto a contesté durant 2 ans les résultats des toxicologues de l'EPA, qui réagissent alors contre la firme en expliquant que "l'argumentation de Monsanto est innacceptable". Le glyphosate est donc classé par l'Agence américaine "oncogène de catégorie C", soit "cancérigène possible pour l’homme".
Ce que nous redoutions depuis longtemps s’est produit. Le glyphosate doit être évalué par le CIRC en mars 2015.Courriel d'une scientifique de Monsanto à l'un de ses collègues en septembre 2014
L'affaire aurait pu etaurait certainement dû s'arrêter là, mais il n'en a rien été : Monsanto paye un expert, le docteur Marvin Kuschner, cette même année 1985, expert qui rééxamine les échantillons de reins des souris et trouve une tumeur passée — d'après lui —inaperçue dans la première étude, dans le rein de l’une des souris contrôle et qui n'aurait pas été exposée au glyphosate. C'est ainsi que Monsanto remonte un nouveau dossier auprès de l'EPA et parvient à annuler la classification de "cancérogène probable" en arguant que les souris étaient atteintes d'une "maladie chronique spontanée des reins". Le procédé est exactement le même qu'en 2015 avec les lymphomes et l'infection virale lancée par Jess Rowland qui annule alors la mise en cause du glyphosate.
Le glyphosate a été très vite rétrogradé dans sa dangerosité par l'Agence américaine qui le déclare dès 1986 comme "inclassable quant à sa dangerosité", puis carrément indolore avec preuves "de non-cancérogénicité", en 1991. Comment cela est-il possible ? Une piste est suivie par les plaignants américains : les différents directeurs de l'Agence américaine de protection de l'environnement qui se sont succédés depuis cette période — et ont défendu la non cancérogénicité du glyphosate — ont tous continué leur carrière en travaillant pour des structures liées indirectement ou directement Monsanto : la plupart dans des cabinets de conseil ou d'avocats ayant Monsanto comme client, ou mieux, comme Linda Fischer, ex directrice de l'EPA, qui en 1993, lors de son départ de l'agence, devient l’une des vice-présidentes de… Monsanto.
Monsanto est-elle parvenue à empêcher que la cancérogénité de ses pesticides ne soit correctement évaluée depuis 1983 ? La réponse se trouve peut-être dans les Monsanto Papers, avec cette scientifique travaillant pour la multinationale de l'agro-chimie, qui écrivait en 2014 dans un courriel à l'un de ses collègues : "Ce que nous redoutions depuis longtemps s’est produit. Le glyphosate doit être évalué par le CIRC en mars 2015". Le 23 octobre, pour l'Union européenne le verdict final tombera . Il sera alors possible d'évaluer une chose de façon certaine : la capacité de Monsanto à continuer d'influencer ou non les décideurs sur l'autorisation du glyphosate.