Aux Baléares, une révolte pour le catalan contre trop d'anglais
100.000 manifestants le 30 septembre dans les rues des Baléares, trois semaines de grève (reconduite) dans l'enseignement : les Baléares connaissent actuellement la plus forte mobilisation à la fois syndicale et culturelle de leur histoire récente. A son origine, une réforme voulue par le nouveau pouvoir local de droite imposant le « trilinguisme » (espagnol-catalan-anglais, à parts égales) dans l'enseignement.
C'est une révolte sans précédent au dernier endroit où l'on pouvait l'attendre, mieux connu pour la douceur de ses plages que pour la turbulence de sa population. Ce dimanche 30 septembre, ils sont 80 000 manifestants dans les rues de Palma de Majorque, plus de 100 000 dans l'ensemble de Baléares. Leur cible : une réforme imposée par le gouvernement local de droite pour augmenter dans l'enseignement la part – et l'usage - de l'anglais, au point d'en faire l'égal du catalan et du castillan. Sous les apparences vertueuses de « trilinguisme », aux yeux des opposants, une remise en cause de la culture nationale et une soumission de l'école.
English speaking paradise
Cela devait a priori se passer moins bruyamment. Avec son gros million d'habitants répartis sur quatre îles, les Baléares ne forment pas la « communauté autonome » (province) la plus plus démunie du royaume, ni la plus agitée. Dix millions de touristes la visitent bon an mal an, alimentant une économie largement factice, certes, mais prospère au regard du reste de l'Espagne. Parmi eux, une majorité d'anglophones et d'Allemands. Beaucoup y possèdent une résidence secondaire mais fort peu parlent les langues locales que sont le catalan (langue courante devenue, comme en Catalogne et dans la région de Valence, « co-officielle ») ou même le castillan (langue nationale espagnole). Dans les administrations ou les commerces de l'archipel, l'anglais est souvent compris et pratiqué dans les faits par pragmatisme ou nécessité.
Pas suffisamment et pas assez bien pour le Président Jose Ramon Bauza, vainqueur en 2011 des socialistes avec une large majorité pour son parti (Parti populaire, droite) au parlement régional des Baléares. Lié à Madrid où règnent ses amis politiques, celui-ci ambitionne de réduire la place prééminente du catalan acquise ici depuis 1986 (loi dite de « normalisation) au profit de l'espagnol (langue de l'État) et de l'anglais (celle des affaires), non sans rencontrer une vive résistance. Début 2013, son gouvernement annonce une importante réforme de l'enseignement sous le nom de T.I.L. (Tratamiento Integrado de Lenguas, traitement intégré de langues).
Derrière l'antiphrase ronflante, une destitution de facto des langues nationales à l'école– et donc, en premier lieu, le catalan -, traitées au même plan que les étrangères (l'anglais dans les faits) selon une règle volumétrique simple et obligatoire partout : un tiers de catalan, un tiers de castillan (espagnol), un tiers d'anglais. En pratique, les enfants des Baléares apprendront dès l'âge de trois ans la langue de Cervantes mais aussi celle de Shakespeare et Margaret Thatcher. Les grands (secondaire) recevront les enseignements - y compris généraux - dans les trois langues, selon le même type de répartition.
Gifles
Manifestation à Palma de Majorque : “professeurs, merci de lutter pour notre futur“ (DR)
Dès le printemps dernier (un premier décret est pris en avril), nombre d'enseignants s'alarment, tant des contraintes pratiques que des implications culturelles de la réforme. Fort (et peut-être aussi grisé) de sa majorité absolue au Parlement provincial le pouvoir local traite la contestation avec dédain et même, à l'occasion, brutalité. Il fait sanctionner dans l'été trois directeurs d'écoles coupables, en accord avec leur « conseil pédagogique », de ne pas vouloir appliquer le décret, a fortiori dans la précipitation. Malaise jusque dans les sphères dirigeantes : «l'école, proteste un responsable démissionnaire, n'est pas une fabrique de meubles ».
L'intransigeance de Bauza a pour effet d'amplifier le mouvement. Les syndicats d'enseignants organisent une grève dans les jours suivant la rentrée de septembre. Elle est largement suivie. Le décret est attaqué devant le Tribunal constitutionnel avec succès : le gouvernement de Palma se trouve désavoué sur sa méthode. Loin de reculer, il réplique par un nouveau décret, confirmé par un vote du Parlement local le 24 septembre, en pleine grève qu'il affirme minoritaire. Le mouvement est en fait alors devenu massif, réunissant dans l'ensemble de l'archipel non seulement enseignants mais aussi parents d'élèves et une partie de la société. Les partis de gauche le soutiennent dont le PSIB-PSOE (socialiste).
Le 30 septembre, 100 000 personnes défilent dans les rues de Palma et de plusieurs villes des Baléares, contre le T.I.L., « pour une éducation de qualité », mais aussi plus généralement pour la défense de la culture catalane. Une mobilisation historique, relayée sur le continent. Des milliers de personnes manifestent à Barcelone en solidarité avec les Baléares. Le peintre et sculpteur Barcelo soutient les grévistes ; la famille de Miro leur apporte un don. Secoué, le gouvernement de Palma négocie mais ne cède rien.
A sa troisième semaine et reconduit sans limite, le mouvement pourrait s'étendre à d'autres secteurs de la communauté autonome où les positions du catalan sont également remises en cause.