Fil d'Ariane
“J’espère que ses amis et aussi ses détracteurs regarderont au-delà de l’homme pour voir ce qu’il défendait, sa vision, sa compassion et son total amour pour son pays”. Le 28 septembre 1989, devant la porte d’une chambre d’hôpital de Hawaï, Ferdinand “Bongbong” Marcos, 32 ans, rend hommage à son père. Ferdinand Marcos vient de s’éteindre. Trois ans plus tôt, l’ancien dictateur et toute sa famille avaient été poussés à l’exil, mettant fin à deux décennies d’un pouvoir brutal et corrompu.
36 ans après la chute du clan Marcos, 33 ans après la mort du dictateur, c’est ce fils éploré qui prend les commandes des Philippines.
Après dépouillement de plus de 90% des votes, Ferdinant Marcos en a remporté près de 30 millions, contre moins de la moitié pour la candidate Leni Robredo. La certification définitive du vote doit prendre plusieurs semaines.
Dans l’archipel de 110 millions d’habitants, son élection est triomphale, mais le retour d’un Marcos à la présidence réveille quelques souvenirs douloureux.
Février 1986, après une élection frauduleuse qui l’a reconduit au pouvoir après déjà vingt ans de règne, Ferdinand Marcos, lâché par ses alliés américains et faisant face à une révolution -People Power-, doit quitter le pays. Depuis 1972, sous prétexte d'un complot communiste, le pays est sous le régime de la loi martiale. On estime que 70.000 opposants politiques ont été tués, violés, mutilés ou détenus arbitrairement sous la dictature.
Lorsque le clan Marcos part pour Honolulu, c’est au travers de la garde-robe de l’épouse du dirigeant que le monde entier découvre l’étendue de la corruption qui gangrénait le pays. Imelda Marcos, ex-reine de beauté, avait un goût immodéré pour les chaussures qu’elle collectionnait outrancièrement, mais aussi pour les bijoux ou les œuvres d’art. Dix milliards de dollars auraient disparu des caisses de l’Etat philippin, du fait du clan Marcos.
Brutales et kleptocratiques, les pratiques de la dictature n’auront pourtant pas nui aux ambitions du fils.
Lui qui, enfant, se voyait astronaute et qui était pensionnaire en Grande-Bretagne lorsque son père décréta la loi martiale en 1972, n’a pourtant rien renié des pratiques paternelles.
"Bongbong", déjà candidat sans succès il y a six ans, et qui est aujourd'hui âgé de 64 ans loue fréquemment le “génie politique” de son père en soulignant en particulier la forte croissance économique et la bonne gestion des dépenses publiques à l’époque... C'est d'ailleurs le récit que le nouveau président et son équipe ont "vendu" aux plus jeunes à travers une vaste campagne sur les réseaux sociaux. Un récit très éloigné de la réalité des années Marcos.
Le joli coup électoral ne rassure pas les défenseurs des droits humains.
En 1986, deux semaines après son départ en exil, Marcos père disait rêver de "l'unification pacifique de son peuple". 36 ans plus tard, son fils en campagne a promis de rétablir "l'unité" du pays pendant son mandat de six ans.
Mais son élection interroge un certain nombre de victimes rencontrées par l’Agence France-Presse. "Dans d'autres pays, les dictateurs ont fini dos au mur. Cela n'est jamais arrivé" aux Philippines, déclare ainsi Bonifacio Ilagan, 70 ans.
Cet ancien prisonnier politique, alors président d'une organisation de jeunesse communiste, raconte le jour où il a été capturé lors d'un raid en 1974, puis a été détenu pendant deux ans dans les geôles de Marcos et torturé à plusieurs reprises. Il relate les coups, les fers chauds qui lui brûlaient la plante des pieds ou encore la fois où ses geôliers ont essayé́ de lui enfoncer un bâton dans le pénis pour le forcer à parler.
Bonifacio Ilagan se rappelle enfin l'enlèvement de sa sœur Rizalina et son exécution extrajudiciaire présumée par les agents de Marcos. Sa dépouille ne sera jamais retrouvée.
A la mort de Marcos, sa successeure Cory Aquino refuse que sa dépouille ne soit rapatriée aux Philippines. Elle le sera finalement quelques années plus tard, et il aura même droit à de grandes obsèques nationales en 2016 sur proposition du président sortant Rodrigo Duterte qui a voulu le voir enterré au "Cimetière des Héros" de Manille.
Sa famille, elle aussi, est rentrée aux Philippines et n’a pas tardé à retrouver une place dans l’arène politique malgré les poursuites judiciaires. La veuve Imelda, mère du nouveau chef de l’Etat, est en liberté sous caution pour une condamnation prononcée en 2018 pour détournements de fonds publics. Elle vit librement à Manille et est allée voter ce lundi 9 mai dans le même bureau que son fils.
Ferdinand “Bongbong” Marcos, lui se refuse à admettre l’histoire controversée de sa famille. Derrière ce déni, les défenseurs des droits humains redoutent que l’histoire ne se répète.
Autre inquiétude pour les ONG : que va devenir l’enquête sur les fonds volés par le clan Marcos ? La Commission présidentielle sur la bonne gouvernance (PCGG), créée après la destitution de son père et l'exil de sa famille en 1986 pour enquêter et retrouver les fonds pillés, se retrouve de facto sous sa tutelle. En campagne, Marcos a assuré qu'il "renforcerait" l'agence et étendrait ses prérogatives mais ces assurances n'ont pas convaincu tout le monde.
A ce jour, la Commission est toujours engagée dans 87 procès aux Philippines et deux aux États-Unis et en Suisse concernant des actifs d'une valeur de plus de 2 milliards de dollars. De nombreuses autres œuvres parmi les plus de 300 tableaux de maîtres achetés par les Marcos sont toujours manquantes. Marcos président, "c'est le renard qui garde le poulailler", s'inquiètait récemment un ancien président de cette agence gouvernementale.
Les puissantes familles, comme celle des Marcos, tirent depuis longtemps les ficelles aux Philippines. "Le pouvoir engendre le pouvoir", explique à l'AFP Julio Teehankee, professeur de sciences politiques à l'Université De La Salle à Manille. M. Teehankee chiffre à 319 le nombre de grandes familles historiques, dont la puissance remonte au temps où les Philippines étaient une colonie américaine, entre 1898 et 1946. Certaines ont vu leur pouvoir se faner, mais 234 de ces familles ont conquis des sièges lors des élections de mi-mandat en 2019, relève-t-il.
Au début de la campagne du nouveau président en mars, les candidats de la famille ont posé côte à côte devant un panneau "Team Marcos" à Laogag, la capitale de la province. Le fils aîné de Marcos Jr, également prénommé Ferdinand, se présente aux élections pour la première fois et brigue un des deux sièges de député de la province. Un cousin se représente en vue de conserver le deuxième. Son neveu - le fils de sa soeur Imee, qui est sénatrice - entend se faire réélire gouverneur, tandis que la veuve d'un autre cousin compte bien conserver son fauteuil de vice-gouverneur.
L'épouse du nouveau président, en outre, est issue du clan Araneta, une famille présente aussi bien dans les affaire que dans la politique.
La famille du président sortant, Rodrigo Duterte, n'est pas en reste. "J'ai une fille qui brigue la vice-présidence, un fils un siège de député et un autre une mairie. Je suis comblé", s'est-il félicité récemment.
La constitution de 1987 a beau prohiber explicitement "les dynasties politiques telles que définies par la loi", la loi qui devait les définir n'a jamais été votée par le parlement.