De violents heurts se sont poursuivis à Manama après l'entrée en scène des troupes Saoudiennes venue briser une insurrection que le pouvoir local ne parvient plus à contenir. Ile du Golfe persique reliée par un pont à l'Arabie Saoudite, l'émirat de Bahrein est secoué depuis plusieurs semaines par un mouvement de contestation politique. Les protestataires campaient depuis le 19 février sur la place de la Perle dans le centre de Manama et des manifestations quasi-quotidiennes exigeaient une plus grande participation populaire dans la gestion de ce petit royaume à population majoritairement chiite et dirigé par une dynastie sunnite, non-producteur de pétrole mais qui occupe une position stratégique dans le Golfe. Les positions, depuis lors, se sont durcies et certains prônent désormais l'abolition de la monarchie. Journaliste de Radio France Internationale et spécialiste de cette région, Olivier Da Lage analyse ce mouvement et ses répercussions régionales.
Le Bahrein, une affaire saoudienne
Entretien avec Olivier Da Lage (journaliste, spécialiste de la région du Golfe)
Le Bahrein est traversé par un clivage entre les Chiites - majoritaires - et les Sunnites, au pouvoir. Est-ce l'un des ressorts du mouvement actuel ? Qui manifeste ? Ce ne sont pas des manifestations religieuses même si la grande majorité des manifestants contre le gouvernement sont des chiites. Ce sont des manifestations éventuellement communautaires avec des revendications identitaires, sociales, politiques mais pas religieuses. Socialement, on trouve de tout dans cette protestation : des petits fonctionnaires, des enseignants, des ouvriers des usines ou des salariés des palmeraies. Contrairement à ses voisins, le Bahreïn est un pays dont l’économie ne repose pas uniquement sur la main d’œuvre immigrée [près de la moitié de la population, NDLR], où les gens travaillent. On trouve aussi dans le mouvement de la bourgeoisie intellectuelle, des avocats, des universitaires qui peuvent être sunnites ou chiites. Il y a une convergence politique en faveur d’une monarchie constitutionnelle qui s’était déjà manifestée par des pétitions ou des initiatives au milieu des années 90. Il existe pourtant une frustration spécifique des Chiites, notamment sur l’accès aux emplois publics … Oui. En particulier en ce qui concerne les emplois dans la haute administration et l’appareil de sécurité. Et cela se conjugue avec le fait que des dizaines de milliers de Sunnites ont été littéralement importés à Bahreïn pour travailler dans l’armée en échange de la nationalité bahreïnie. Il y a donc deux éléments : d’une part le sentiment qu’on fait confiance à n’importe quel étranger du moment qu’il n’est pas chiite et en même temps, on soupçonne le pouvoir de vouloir faire changer l’équilibre démographique du pays. Les Sunnites ne forment pas une classe mais, de façon tendancielle, les Chiites sont l’objet de discriminations. Inversement beaucoup de Sunnites considèrent que si on donne trop de pouvoir aux Chiites, ils vont en abuser parce qu’ils sont majoritaires, aux ordres de l’Iran, qu’ils voudront prendre une revanche sur deux siècles de domination sunnite etc… Il y a cette crainte et cette méfiance qui rendent la situation délicate.
Les exemples tunisiens et égyptiens ont-ils joué dans le mouvement ? Cela a joué dans le sens d’un détonateur mais les données de bases étaient présentes à Bahreïn. Il y a eu des manifestations dans les années 2000, d’autres avant, très violentes entre 1994 et 1999. Il y a une tradition de lutte sociale, politique à Bahrein qui remonte aux années 30. On a cru à une évolution politique à la mort de l’émir lorsque son fils lui a succédé et qu’il a promis de rétablir la constitution ; il a fait revenir les émigrés politiques, libérer les prisonniers politiques en décrétant une amnistie, il a organisé des élections… La tension avait baissé mais depuis deux ou trois ans on assiste à nouveau à un durcissement, à cette « importation » de policiers et de soldats sunnites à qui on donne tout de suite la nationalité bahreïnie. Il y a eu des arrestations l’été dernier et l’on était revenu à une situation explosive. Les événements de Tunisie et d’Égypte ont donné corps aux revendications, du courage, de l’allant, mais les causes endogènes étaient présentes et même sans ces événements d'Égypte et de Tunisie, il y aurait peut-être eu des troubles. L'opposition joue un rôle, elle a ses figures comme le Chiite Ali Salmane... Ali Salmane est très populaire. Son arrestation en 1994 avait déclenché une intifada qui a duré jusqu’en 1999. C’est en même temps un dirigeant religieux et politique très pondéré, très « politique » pas du tout extrémiste. On lit des analyses selon lesquelles il pourrait faire un Premier ministre dans une logique où la famille régnante renoncerait à ce poste pour elle-même. Il y a donc, oui, une opposition. On n’est pas dans un simple face à face entre la rue et le pouvoir. Mais le mouvement n’est pas pour autant télécommandé par l’opposition. Il y a un aspect spontané. Ils doivent s’adapter et gérer tout cela. A l’inverse de la Tunisie et de l'Égypte, le Bahreïn dispose des revenus du pétrole. Oui et non. Le Bahreïn est le premier pays du Golfe à avoir eu du pétrole mais c’est le premier à ne plus en avoir. Il n’y a plus de pétrole sur terre. Ce qui se passe maintenant depuis plus d’une vingtaine d’année, c’est qu’il y a un gisement offshore dans le bras de mer qui sépare l’Arabie Saoudite de Bahreïn et, bien que ce soit dans les eaux territoriales saoudiennes, les Saoudiens font mine de considérer que c’est partagé et 50 % de ce gisement sont versés à Bahreïn. Et à son tour, Bahreïn transforme le pétrole avec son industrie pétrochimique. Donc, oui, 60 % des revenus de Bahreïn viennent des hydrocarbures mais c’est dans la transformation de pétrole qui est donné par l’Arabie Saoudite. Tant que les Saoudiens porteront Bahreïn à bout de bras, c’est intarissable parce que du point de vue saoudien, il est essentiel que la dynastie des Khalifa ne connaisse pas un mauvais sort.
Cela expliquerait les réactions contradictoires du pouvoir ?… Il y a eu deux morts le 15 et le 16 février. A la suite de cela, le roi a fait un discours télévisé pour transmettre ses condoléances à la famille, dire qu’il allait mener une enquête etc… On avait le sentiment que la main était tendue. Le 17, il y a eu une attaque de l’armée contre les gens qui campaient sur le rond-point de la Perle, des gens qui dormaient et cela a fait plusieurs morts. Les médecins qui venaient chercher les blessés ont été pris pour cibles. Une très grande brutalité, qui a radicalisé les positions. On a commencé à se dire qu’il y avait sans doute deux tendances au sein de la famille régnante parce que le prince héritier et son père le roi avaient fait une offre de dialogue qu’ils ont renouvelé après la tuerie. Ils ont demandé à la police de se retirer. On a le sentiment qu’ils sont divisés. On a d’un côté le Premier ministre qui ne dit rien mais qui est l’homme fort aux commandes de la sécurité depuis quarante ans qu’il est au pouvoir, soutenu par les Saoudiens. Ceux-ci ont de toute évidence d’emblée prôné une réaction de fermeté et même d’avantage car ce petit pays est considéré pour eux comme prioritaire. Une déstabilisation de Bahreïn peut avoir une conséquence immédiate énorme sur toute la province orientale de l’Arabie saoudite, c'est-à-dire la côte où se trouve le pétrole mais aussi l’essentiel de la minorité chiite saoudienne qui, il y a quelques années était d’ailleurs majoritaire dans cette région. C’est la même population, ce sont les mêmes familles que celles qui vivent à Bahreïn. L'Arabie saoudite considère que les problèmes de Bahreïn sont un peu les siens. L’une des raisons pour lesquelles le pont a été construit dans les années 80 entre Bahreïn et l’Arabie saoudite était de permettre aux forces de la Garde nationale d’être dépêchées en quelques heures au Bahreïn si le besoin s’en faisait sentir. C’est aussi un lieu stratégique pour les Américains… Tout est stratégique mais c'est vrai que les Américains ont depuis longtemps là le quartier général de la "cinquième flotte". Pourtant il n’y a jamais eu de slogans anti-américains dans les manifestations. Barak Obama a téléphoné au roi de Bahreïn plusieurs fois, une fois assez longuement et c’est au lendemain de ce coup de téléphone que le roi a lancé son appel au dialogue. Il y a eu aussi des déclarations d’Hillary Clinton appelant les autorités à la « retenue ».
On voit d'ailleurs des manifestants demander aux Américains leur appui... Les gens de l’opposition sont bien informés et savent ce qu’ils peuvent se permettre. Ce qu’ils demandent, c’est la monarchie constitutionnelle. Ils ne demandent pas aux Américains des choses que les Américains ne pourront pas faire. Mais le message est là : l’opposition de Bahreïn ne représente pas une menace pour les intérêts américains. Vers quelle issue s'oriente t-on ? C'est difficile à dire. Je constate qu’on a changé des ministres [le 26 février, NDLR] mais pas le Premier ministre, qui s’accroche et qui garde le soutien de certains membres importants de la famille régnante et peut-être des Saoudiens. Or, c'est lui qui est vraiment l'abcès de fixation pour une partie importante de la population, pour des aspects liés à la sécurité, au fait qu’il représente la ligne dure et aussi parce qu’il est notoirement corrompu. Il s’est mis à dos de nombreux marchands tant chiites que sunnites parce qu’il est tellement gourmand qu’il accapare tous les contrats juteux. On a l’impression qu’il y a un processus politique qui a été initié mais pour l’instant, il ne mène nulle part. Il n’a pas vraiment démarré, en fait.
Etat d'urgence
16.03.2011D'après AFP
Deux personnes ont été tuées et 200 blessées mardi à Bahreïn où le roi a proclamé l'état d'urgence au lendemain de l'arrivée de troupes du Golfe venues l'aider à contenir la contestation chiite, dont la présence a provoqué une crise avec l'Iran. Un manifestant a été tué lors d'affrontements avec des forces de sécurité dans le village chiite de Sitra, situé à 15 km au sud de Manama, selon des sources médicales et des militants. Plus de 200 personnes ont par ailleurs été blessées par balle, selon une source médicale locale, et 200 autres hospitalisées après avoir inhalé des gaz lacrymogènes. Un policier est par ailleurs décédé à Maamir, au sud de Manama, après avoir été renversé intentionnellement par un automobiliste faisant partie des "fauteurs de trouble", selon le ministère de l'Intérieur. "En raison des circonstances que traverse Bahreïn (...) le roi, Hamad Ben Issa Al-Khalifa, a proclamé l'état d'urgence pour une période de trois mois", a indiqué un communiqué officiel. Le roi a chargé le commandant des forces armées de rétablir l'ordre en faisant appel à l'armée, aux forces de police, aux unités de la Garde nationale et à "toute autre force, si cela s'avère nécessaire". Cette dernière mention semble faire référence aux unités saoudiennes et aux policiers des Emirats arabes unis déployés à Bahreïn. Les troupes déployées appartiennent au "Bouclier de la péninsule", une force commune aux pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG - Arabie saoudite, Bahreïn, Emirats arabes unis, Oman, Qatar et Koweït). Malgré la proclamation de l'état d'urgence, des milliers de manifestants chiites se sont rassemblés devant l'ambassade saoudienne pour dénoncer l'intervention militaire de ce pays. "Bahreïn libre, les troupes du +Bouclier de la péninsule+ dehors", criait la foule. Sur le plan diplomatique, Bahreïn a annoncé avoir rappelé son ambassadeur à Téhéran pour protester contre les critiques iraniennes sur le déploiement de forces du Golfe pour contenir la contestation contre la dynastie sunnite. "L'ambassadeur de Bahreïn à Téhéran a été rappelé pour consultation", a indiqué un porte-parole du ministère bahreïni des Affaires étrangères après avoir longuement dénoncé les critiques iraniennes. "Bahreïn condamne avec force la déclaration iranienne qui est une ingérence flagrante dans ses affaires intérieures. Il la rejette dans sa totalité y voyant une menace pour la sécurité de la région", a déclaré Hamad al-Amer, sous-secrétaire au ministère, à l'agence officielle Bna. A Téhéran, le ministère iranien des Affaires étrangères a qualifié l'intervention de forces étrangères à Bahreïn d'"inacceptable" et estimé qu'elle "rendra la situation plus compliquée et plus difficile" à résoudre. L'opposition bahreïnie, dominée par les chiites, et la centrale syndicale du pays ont réclamé une protection internationale et appelé la population à "la résistance pacifique" face à ce déploiement militaire. Parallèlement, des religieux chiites en ont appelé à la communauté internationale et au monde musulman afin d'éviter un "massacre" dans le royaume. La contestation a démarré le 14 février à Bahreïn et avait fait à ses débuts sept morts parmi les manifestants. Au Caire, la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton a appelé les autorités de Bahreïn à "prendre des mesures maintenant" pour négocier une solution politique à la crise.
Photos de cette page : AFP
Olivier Da Lage
Olivier Da Lage est journaliste de R.F.I. (Radio France Internationale) et spécialiste du Golfe. Il est notamment l'auteur de "Géopolitique de l'Arabie Saoudite" paru aux éditions Complexe (31 octobre 2006)