Fil d'Ariane
Né en 1915 à Bordeaux au sein d'une famille bourgeoise, Chaval, de son vrai nom Yvan le Louarn, évoque ainsi ses premiers instants de vie : « Je naquis moche mais pas plus que la majorité de ceux de ma génération (...)Heureusement, ma mère avait du lait et m'en refilait en douce... ».
Le gamin a toujours un crayon à la main. Il griffonne, croque, esquisse et ébauche à longueur de journée. Souvent, l'enfant demande à son grand-père de lui dessiner " des enterrements gais", pourvus de "détails excentriques", lesquels déclencheront le rire. Le grand-père s'exécute. On ne refuse rien à ce gamin jamais turbulent.
L'oncle Raphaël est son parent préféré. Ce Grand prix de Rome, misanthrope et farceur, lui offre pour ses 14 ans une caméra Bell et Howell. Avec cet engin, le jeune Yvan réalisera ses premiers films courts. Les rues de Bordeaux seront son Hollywood. Ce Mélies en herbe tourne, tourne à s'en étourdir, au grand dam de son père, qui paye les factures du labo. Quand les résultats scolaires, déjà médiocres, deviennent franchement minables, la sanction est toute trouvée : on le prive de caméra. Mais sa passion pour le cinéma est telle qu'on finit toujours par lever la punition... jusqu'à la prochaine fois. L'inspiration des films est surréalisante. Par le jeu du montage, il détourne les lieux les plus banals. Pleut-il abondamment sur la ville ? Voici le Grand Théâtre de Bordeaux immergé dans un aquarium où évoluent des poissons rouges. Les parents applaudissent.
Ses idoles se nomment Max Linder, Chaplin, Buster Keaton.Demain, ce sera Pierre Etaix.
Chaval intègre l'école des Beaux-Arts.
Il y rencontre Annie Fourtina, une étudiante qu'il épouse en 1936. "Les beaux-Arts mènent à tout, même au mariage !" s'exclame sa mère, ravie.
Est-il heureux ? On peut en douter. Sa mère le sauve in-extremis d'une tentative de suicide quelques temps après. A son réveil, à l’hôpital, le jeune désespéré lui reproche de "l’avoir remis dans la vie". Quelques jours après, il assure à ses amis qu’il "va tenter de vivre".
Promesse tenue jusqu'en 1968.
Dans le milieu artistique, il n'est encore personne et personne ne l'attend. Le voici donc, pendant trois ans, représentant en produits pharmaceutiques. Il essaye, sans succès, de placer ses dessins. Les revues parisiennes ne lui répondent même pas. Épaulé par sa femme, toujours attentive, qui sait le talent de son mari, il ronge son frein. Et commet quelques imprudences durant ces années noires.
Selon le Centre international de recherche sur l’anarchisme (Cira) "entre décembre 1941 et le début de l'année 1943, Yvan Le Louarn (le futur Chaval) a participé activement au journal collabo bordelais Le Progrès. Ses dessins attaquaient les Anglais, les Américains, les Russes..". Sur l'un d'eux, il "se moque des Juifs obligés de porter l'étoile jaune."
Un épisode peu glorieux qu'il n'évoquera guère. Il n'existe d'ailleurs que très peu de documents sur lui. Aucune interview télévisuelle. Le bonhomme abhorrait les confidences. Il se méfiait des snobs autant que des journalistes.
Actuellement, et de plus en plus, vivre signifie gagner de l’argent.
Chaval est un misanthrope qui aime pourtant ses amis. A sa mort, l'un d'eux évoquera "un homme authentique, sans détour, d'une sensibilité absolue", un autre dira de lui :"C'était un être profondément triste qui ne pouvait pas se supporter longtemps avec lui-même. Les autres le sortaient sans doute de lui-même... "
Des amis lucides.
Chaval, homme discret, parfois blagueur, capable d'improviser des sketchs pour mettre les rieurs dans sa poche est un être complexe. Cet anarchiste semble être la proie d'orages intérieurs particulièrement violents. Il se méfie de l’ordre établi et aime à dénoncer le ridicule des conformismes sociaux. Nulle grimace de politesse en société, aucun vernis de convenance chez cet artiste dégagé. Si la conversation tombe, il la laisse tomber. Tout lui semble dérisoire. A commencer par le succès qui ne vient toujours pas.
Poussé par "sa" Annie, sa femme, le couple quitte Bordeaux et s'installe à Paris en 1945 au 1er étage du 6 de la rue Morère, (Paris 14ème). Une époque bohème particulièrement difficile.
Il expose ses gravures, sa première passion. Le catalogue est préfacé par Cocteau. Succès d'estime.
Mais, déjà, l'artiste semble accablé. Il renonce à ce début de reconnaissance et s'en explique auprès d'un ami :" Au moment où quelques galeries et critiques commencent à s’intéresser à mes gravures, il se trouve que je n’y crois plus moi-même et par conséquent, j’ai cessé d’en faire. Il y a, à Paris, pas mal de snobisme autour de l’art, et surtout de l’art abstrait, et les malentendus qui en résultent m’ont rapidement écoeuré (..) Mes dessins me donnent la bonne illusion d’utilité : faire rire les gens ".
Mais ses dessins réalisés au pinceaux plaisent. Il place ses premiers auprès de la Fédération nationale de l'ameublement puis travaille pour la publicité, Le Figaro Littéraire, Paris-Match. Le ton est grinçant. Outre ses personnages froids, immédiatement identifiables, il aime détourner les publicités. Il propose aux bourreaux de moderniser leur équipement « avec une gamme de sinistres machines en cadre renforcé et couteau inoxydable », il vante une crème qui efface les rides mais provoque des boutons et vante " Mandigot", un parfum "subtil et tenace ". Il n'aime pas l'étiquette de "dessinateur humoristique " qu'on veut lui coller. Il préfère se présenter comme "ironigraphe", celui qui dessine avec ironie.
Yvan Le Louarn n'existe plus. En hommage au célèbre facteur Cheval, il a pris le pseudo de Chaval. Bientôt, ses dessins s'arrachent. Son "maître" est Saul Steinberg, le génial dessinateur américain. Et cet anti-clérical ne reconnait qu'une seule bible, le magazine The New Yorker.
Chaval flingue à tout va. Et ça plaît. Cocktail d'absurde au service du dérisoire, d'où s'échappe un grotesque inquiétant...Chaval ne ressemble à rien. Il flotte dans son oeuvre comme une poésie vénéneuse, un charme fantastique et désespéré.
Delfeil de Ton, dans la préface de l'indispensable Chaval, Monsieur le chien, je présume que viennent d'éditer Les Cahiers Dessinés / Buchet Chastel, a raison de relever que "Chaval se payait la tête des magistrats, la tête des gens graves, jamais il ne se serait payé la tête de son lecteur pour lequel il avait un infini respect".
L'argent qui rentre, le succès qui s'installe (il reçoit dès 1953 la Coupe du meilleur dessinateur) n'empêche en rien ses longues périodes de dépression. A son plus proche ami qui lui reproche un jour de parler trop durement à sa femme, Chaval confie : « Oui, je démolis tout des gens qui sont autour de moi, mais je démolis tout en moi aussi. Si mes dessins valent quelque chose, si mon œuvre vaut quelque chose, c’est parce qu’elle est destructrice et elle est destructrice parce que je vais jusqu’au bout... et que je me détruis moi-même. »
De plus en plus, il alterne périodes de déprimes et brèves euphories. Sa réussite est parisienne mais ses amis restent bordelais. A l'un d'eux, il écrit : " Je traverse assez fréquemment des périodes de tristesse qui sont dues, je crois, en partie, au peu de sens de ma vie. J’ai l’impression d’avoir fait des progrès dans mon art mais je crois moins en l’art qu’il y a quelques années. J’approche du milieu moyen de l’âge d’un homme et je compare ce que j’ai fait avec ce que j’espérais faire."
Chez J.J. Pauvert, en 1962, il publie Les gros chiens un recueil de textes où se révèle un vrai talent d'auteur au style magnifique. Il s'en vend péniblement 500 exemplaires. La critique fait la fine-bouche. Elle n'admet pas "l'intrusion" d'un dessinateur dans le monde des lettres. Tout lui soulève le coeur. Un ami veut lui changer les idées et le traîne péniblement jusqu'à la montagne Sainte-Victoire, dans le sud de la France. Chaval s'écrie : " Ah, cette Sainte- Victoire ! Si elle n’était pas là, quelle vue on aurait ! "
Bientôt, les idées lui viennent plus difficilement. Il redoute de ne pas trouver de sujet. Il se sent sec, "vidé", fini. Toujours amateur de cinéma, il regarde jusqu'à plus d'heure les films qui l'apaisent. Parmi eux, Yo-Yo de Pierre Etaix. En 1964, il réalise "Les oiseaux sont des cons" un court métrage dévastateur qui décroche un prix au Festival de Tours. Il écrit l'inquiétant Vive la mort, qui augure du pire : « J'ai la conviction que les morts sont les gagnants... Je crois à l'inexistence, au néant comme d'autres croient en un dieu... (...) Les signes de l'au-delà sont certainement des conneries imaginées par les vivants qui ne peuvent pas concevoir que la mort est la seule solution, tout le reste ce sont des jeux de cons, j'en suis sûr. Aimer la vie me semble aussi stupide que d'être patriote. Vive la putréfaction, premier degré vers la sagesse. Vive la mort ».
Il avoue à sa femme qu'il la trompe. Elle se suicide. Le choc est terrible. Dès lors, il ne sort pratiquement plus de chez lui. Au mois de janvier 1968, sa décision est prise. Il confie à son plus proche ami son désir d’en finir. Consternation. Chaval lui dit : « Mais, puisque tu m’aimes, tu devrais être content de savoir que je vais être enfin heureux.. ».
Chaval ne laisse rien au hasard. Il quitte discrètement Bordeaux et rejoint Paris le 22 janvier 1968. Avec lui, un ruban adhésif. L'artiste retrouve le studio de la rue Morère, où le couple jadis a vécu tant d'heures difficiles. Chaval ouvre le gaz et avale des somnifères. Avant de s'allonger, il calfeutre sa porte avec le ruban adhésif. Sur la porte, à l'attention des voisins, il a pris soin de confectionner un petit panneau : « Attention, Danger d'Explosion ».
Chaval avait 53 ans.
>>Exposition Les Cahiers dessinés à la Halle Saint Pierre du 21 janvier au 14 août 2015 Paris 18e, Halle Saint Pierre, exposition du mercredi 21 janvier au vendredi 14 août 2015