BCE : injecter 1000 milliards pour relancer l'économie ?

Pour la (presque) première fois dans son histoire, la Banque Centrale européenne va appliquer une véritable politique d'assouplissement quantitatif. Sous ce terme jargonneux se cache une injection massive de liquidités auprès des banques, par rachat des titres de dettes publiques des Etats membres. Quels sont les effets à attendre de cette nouvelle politique monétaire, et qui va en profiter ?
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BCE : injecter 1000 milliards pour relancer l'économie ?
Mario Draghi, Président de la Banque centrale européenne, en juin 2014 (Photo : BCE - Creative Commons)
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Mario Draghi vient de l'annoncer, comme attendu : la BCE (Banque centrale européenne) autorise le rachat des titres de dettes souveraines des Etats sur le marché secondaire. Cette politique dite de "Quantitative easing" (QE, en anglais, assouplissement quantitatif en français), est l'équivalent de la politique de la planche à billet des années 1930 quand on émettait de la monnaie en billets de banque. Sauf que dans les économies modernes, ce sont des lignes de crédit sur les ordinateurs des banques. L'idée d'une relance économique par l'assouplissement quantitatif dans la zone euro a toujours été combattue par l'Allemagne qui craint le retour d'une inflation galopante : Angela Merkel a déjà fait entendre ce jeudi 22 janvier à Davos son mécontentement et ses craintes en déclarant : "La décision de la BCE pourrait nous écarter du chemin des réformes". Mais, las, la déflation est aux portes de la zone euro, et les deux années de "QE américain" ou britannique n'ont pas engendré de hausse dramatique des prix. Il serait donc temps de faire l'expérience, d'après le président de la BCE Mario Draghi, de ce fameux assouplissement, doté de grandes vertus pour certains, et totalement inutile ou risqué pour d'autres.

Beaucoup d'argent qui relance l'économie… ou pas

BCE : injecter 1000 milliards pour relancer l'économie ?
Les 600 milliards annuels iront-ils à la spéculation financière ? (crédit photo : creative commons)
De façon simple et synthétique, le QE est une forme de création monétaire par rachat de dettes, les célèbres "obligations d'Etats". La Banque centrale européenne va autoriser les banques centrales des Etats membres — à partir de mars 2015 et jusqu'à septembre 2016 — à racheter les obligations d'Etats détenues par les établissements financiers. Mario Draghi a précisé que ces rachats d'actifs seraient limités à 60 milliards par mois. Ce sont tout de même plus de 1000 milliards d'euros qui vont rentrer dans les lignes de crédit des établissements financiers qui auront accepté de revendre leurs titres, en 18 mois. Mais que va devenir cette masse d'argent ? Elle pourrait être utilisée concrètement… ou pas. Et c'est bien là que le bât blesse : cette "injection de liquidités" n'irrigue pas directement l'économie réelle — puisque la BCE ne peut pas racheter directement des obligations aux Etats ou à leurs agences gouvernementales, les traités européens lui l'interdisant — mais seulement aux structures financières. Et ces structures, des banques la plupart du temps, peuvent  faire ce qu'elles veulent des liquidités. En fonction de la demande, et de leur bon vouloir, ces banques pourraient alors prêter cet argent… ou non. Tout va dépendre des entreprises et des ménages. Si la demande de crédits repart à la hausse, une partie de cette manne financière pourrait permettre la fameuse relance tant attendue, mais si ce n'est pas le cas, l'argent pourrait aller ailleurs : sur les marchés mondiaux spéculatifs, par exemple. L'économiste et maître de conférence au Centre d'économie de l'université Paris Nord, Emmanuel Carré, se questionne sur la durée de cet assouplissement monétaire et souligne que cette mesure n'est en réalité pas entièrement nouvelle : "En tant qu'analyste et théoricien, la durée me paraît surprenante : Draghi a annoncé 18 mois de Quantitative easing, alors que ça a duré 6 ans aux Etats-unis ! A mon sens c'est un premier test, ils vont faire comme les Américains qui ont fait QE1, puis QE2 et QE3. En plus, ce programme n'est pas nouveau en tant que tel, puisqu'il y a déjà eu un programme de rachat de titres publics qui s'appelait SMP, le Security Market Purchase, lancé par Trichet, et qui avait vu la démission du gouverneur de la BundesBank (Banque centrale d'Allemagne, ndlr)." Pour l'économiste, il existe aussi le risque de voir une guerre des monnaies débuter, comme avec le Quantitative easing américain : "Les fonds peuvent être utilisés pour faire des investissements au Brésil, par exemple, et déstabiliser les monnaies de ces pays là. On pourrait aller vers une guerre des monnaies internationale. C'est en tout cas une possibilité."

On ne prête qu'aux riches

BCE : injecter 1000 milliards pour relancer l'économie ?
Le siège de la BCE à Francfort-sur-le-Main, en Allemagne (Crédit : Maciej Janiec : Creative commons)
La zone euro ne fonctionne pas de la même manière qu'un pays comme les Etats-Unis et sa Banque centrale, la FED (Réserve fédérale, ndlr). La raison tient à ce que chaque Etat de la zone euro n'a pas mis la même somme au "pot commun" de la BCE. De plus, chaque Etat de la zone euro a une dette publique différente, et des notations financières différentes sur sa dette publique. Mario Draghi, sous la pression allemande, a d'ailleurs orienté son autorisation d'assouplissement monétaire avec ces facteurs en tête, puisque les pays ayant le plus besoin de liquidités, comme la Grèce, seront ceux qui bénéficieront certainement le moins des rachats de titres. Pourquoi ? Parce que les rachats ne seront pas effectués par la BCE elle-même, en prenant en compte les difficultés propres à chaque Etat, mais par le biais d'autorisations ciblées auprès des Banques centrales, et sur des critères financiers précis. Plus les dettes sont mal notées, plus les Etats sont "pauvres", c'est-à-dire ayant mis "peu" au pot commun de la BCE, moins les rachats seront possibles. On ne prête qu'aux riches…

Une conjoncture en décalage ?

Les pays les plus favorisés par cette injection de liquidités seront donc ceux ayant les plus grosses économies, et les meilleures notations : l'Allemagne et la France, en premier lieu. Le paradoxe est qu'un pays comme l'Allemagne, avec une balance commerciale excédentaire et un déficit budgétaire très bas, n'a pas besoin de ces liquidités. De plus, les banques européennes empruntent aujourd'hui quasiment gratuitement à la BCE, à 0,05% et ne prêtent que très peu. D'où cette "dernière cartouche" de l'assouplissement quantitatif dans le "fusil de soutien monétaire" de la BCE. Emmanuel Carré pointe du doigt ces paradoxes, et le trop plein de liquidités actuel : "Cet argent ne peut pas revenir à la Banque centrale [qui a racheté les titres], parce que les taux d'intérêts négatifs l'interdisent. Donc, ça va naviguer sur le marché inter-bancaire, ce qui veut dire que les banques se prêtent entre elles. Mais comme là aussi les taux sont négatifs, cela signifie qu'il y a déjà un excès de liquidités ! Donc j'appelle ça la théorie du gavage des oies : à force de gaver les banques de liquidités on espère qu'il y en aura une petite partie qui atterrira dans l'économie. Le risque, c'est qu'une trappe à liquidités se crée, comme au Japon, et que l'argent reste à l'actif des banques, et ne passe pas au crédit, donc ne passe pas dans l'économie réelle". Tout le problème va donc résider dans la capacité des banques — de pays ayant besoin de relance — à inciter les entreprises et les particuliers à emprunter. La période de très faible croissance conjuguée à une baisse du prix du pétrole, un chômage élevé et une "quasi déflation" ne va pas dans ce sens, ce que l'économiste Emmanuel Carré souligne : "Ce qui est important à comprendre, c'est qu'on ne peut pas faire une sortie de crise par le seul canal des banques. Les Américains n'ont pas fait ça. Ils l'ont fait par les marchés financiers. Nous pensons en Europe que le financement de l'économie se fait par les banques, ce qui est vrai en théorie, mais le métier des banques a changé : elles font des opérations sur titre plutôt que des opérations de crédit. Donc ça ne sert à rien de vouloir les forcer à prêter".

Carte de la dernière chance

Un point positif, malgré tout avec l'assouplissement quantitatif : l'euro doit baisser encore un peu plus et augmenter la compétitivité des entreprises avec les pays hors zone euro. La simple annonce de Mario Draghi a déjà fait tomber l'euro de 1,1620$ à 1,1483$. Le QE doit aussi permettre de faire baisser les taux directeurs (taux d'emprunts des Etats), et permettre à des pays comme la Grèce de respirer un peu pour le remboursement de leur dette. Au niveau de la compétitivité intérieure à la zone euro, par contre, rien ne changera avec cette nouvelle politique monétaire. L'assouplissement quantitatif de Mario Draghi semble donc être plus "une carte de la dernière chance" qu'autre chose. Si rien ne s'améliore en 2015 dans l'économie de la zone euro, après la mise en œuvre du QE, il ne restera alors plus aucun levier monétaire au président de la BCE pour la soutenir.