Belgique : euthanasie d'un détenu, le risque d'une dérive ?

La Belgique vient d’autoriser l’euthanasie à un délinquant sexuel belge interné depuis 30 ans. Frank Van Den Bleeken, 52 ans, va donc pouvoir mourir, comme il le souhaite depuis quatre ans. Les réactions sont nombreuses en Belgique et en France. Est-ce une dérive de la loi de 2002 ?
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Belgique : euthanasie d'un détenu, le risque d'une dérive ?
En 2013, 1 807 personnes ont été euthanasiées en Belgique © AFP
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Une « souffrance psychique insupportable », affirme Frank Van Den Bleeken. C’est pour cette raison que ce prisonnier incarcéré depuis 30 ans pour avoir commis plusieurs viols et un meurtre, a obtenu l'autorisation de la justice belge d'être euthanasié. Selon son avocat, cela fait quatre ans "qu'il ne peut plus vivre comme ça et qu'il ne peut plus accepter la douleur". L'interne avait lui-même confié à la télévision flamande VRT : "Je suis un être humain et quoi que j'aie fait, je reste un être humain. Donc oui, donnez-moi l'euthanasie". 
Frank Van Den Bleeken avait demandé à la ministre de la Justice à être soigné dans un centre spécialisé aux Pays-Bas, ou à défaut, d’être euthanasié. La justice belge a estimé il y a quelques mois que la ministre n’avait légalement pas le droit d’autoriser son transfert vers cette institution néerlandaise sans équivalent en Belgique. 
Ethique 
Le cas de ce détenu fait polémique en Belgique et soulève de nombreuses questions, notamment éthiques. Pour le docteur belge Corinne Van Oost, auteur du livre Médecin et catholique, pourquoi je pratique l’euthanasie, ce cas « ne respecte pas l’état d’esprit de la loi de 2002 (elle autorise l'euthanasie sous certaines conditions, ndlr) ». En effet, selon elle, il y a de fortes chances pour que le médecin qui l’euthanasie ne soit pas celui qui le suit depuis des années et encore moins psychiatre. Pourtant, d’après son interprétation de la loi, « j'aide un patient que je connais avec qui j'ai une relation thérapeutique. Je ne pourrais pas euthanasier une patient que je ne connais pas ». 
Carine Brochier de l'Institut européen de bioéthique à Bruxelles, interrogée par La Croix, voit dans cette décision l'instauration « d'un régime de peine de mort inversée, où l'on exécute des prisonniers, tout en se rassurant que c'est eux qui demandent la peine de mort ». Une idée également partagée par Bernard Devalois, chef de l'unité de soins palliatifs au Centre hospitalier de Pontoise. « Ce qui est très inquiétant, c'est la dérive. C'est le retour à l'injection létale en tant que peine de mort », assure-t-il.  
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Le détenu belge Frank Van Den Bleeken a obtenu le droit d'être euthanasié © AFP
Respect de la loi
Du côté de l’Association belge pour le Droit à Mourir dans la Dignité (ADMD), on respecte la décision de la justice. « Il faut être très modeste et regarder si les conditions légales sont respectées. De prime abord, les avis médicaux sont là, le contrôle se fait par la commission. Qu’on laisse faire le travail et nous verrons bien ce qu’il en sera. Nous avons une législation sur l’euthanasie qui ne précise pas qu’une personne emprisonnée ne peut pas faire cette demande », explique Benoit Van Der Meerschen, administrateur de l’ADMD. Il précise que ce cas est « exceptionnel ».
L’ADMD française, elle, « n'a pas de position en ce qui concerne cette affaire », affirme Philippe Lohéac, délégué général de l’association en France. « Cela concerne le cadre de la loi, votée par le peuple belge et pour le peuple belge. Les deux associations ne militent pas pour la même chose ».
En Belgique, la loi du 16 mai 2002 autorise l'euthanasie dans certaines conditions et sous respect de procédures. Une d'entre elles spécifie que « le médecin doit arriver, avec le patient, à la conviction qu'il n'y a pas d'autres solutions raisonnables » que la mort par euthanasie pour soulager les souffrances du malade. 
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Des produits médicaux permettant l'euthanasie, à destination des médecins belges © AFP
Souffrance psychique ? 
Cette même loi précise que le patient doit faire état d'une souffrance physique ou psychique. « Dans la loi belge, la souffrance psychique n'est pas définie. Il suffit que la personne dise que c’est insupportable et on la croit », affirme Bernard Devalois. « Finalement, on considère que la prison à perpétuité est une souffrance terrible et que la peine de mort est mieux. Mais si ces gens ont été condamnés et restent en prison, ce n'est pas pour leur faire plaisir justement », ajoute-t-il. 
Cette notion de souffrance psychique serait un sujet de débat depuis plusieurs années dans les milieux psychiatriques belges, selon Corinne Van Oost. Médecin généraliste spécialisé en soins palliatifs à la Clinique Saint-Pierre en Belgique, elle pratique l’euthanasie dans le cadre de maladies graves et évolutives. Ce sont des pathologies médicales avec une prise en charge par des médecins. La souffrance des patients est liée à une maladie physique. Ce qui la dérange concernant l’euthanasie des prisonniers, c’est la notion de « pathologies psychiatriques ». Selon elle, Frank Van Den Bleeken n’aurait pas toutes « ses capacités de prise de décision ». Elle pose donc la question : la maladie psychiatrique peut-elle être considérée comme une maladie grave et incurable qui donne droit à l'euthanasie ?
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La loi belge sur l'euthanasie existe depuis le 16 mai 2002 © AFP
Défaut du système carcéral belge
Pour Benoit Van Der Meerschen, il faut prendre en compte la situation des internés (en l’occurrence les détenus enfermés dans des établisselent psychiatriques) en Belgique. Ce sont des personnes qui pénalement ne sont pas responsables des actes qu’ils ont pu commettre. « Il n’y a pas de place dans les établissements spécialisés et les annexes psychiatriques sont en mauvais état et pas assez nombreuses. On se retrouve avec des gens qui doivent être soignés mais qui vivent une situation d’emprisonnement classique avec d’autres détenus. Ce mauvais traitement des internés peut amener à des situations de souffrances apocalyptiques. Il y a donc des responsabilités de la part de l’Etat belge ».
David Delmet, responsable de la communication de l’association belge des syndicats médicaux (ABSYM), fait le même constat. Selon lui, « c’est la faillite d'un système de soin pour les gens vulnérables, avec des problèmes psychiatriques. Un interné est un patient. Ces gens ont droit à des soins ». 
Mourir semble donc être la seule volonté de ces internés qui sont victimes de souffrances psychiques. La demande de Frank Van Den Bleeken a d’ailleurs rencontré un large écho dans les prisons belges. Selon le journal De Standaard, une quinzaine de détenus auraient également fait une demande d’euthanasie ces derniers jours. 
Cela montre bien la « dérive » de la loi belge de 2002 selon Bernard Devalois. Au contraire, Benoit Van Der Meerschen, y voit un appel au secours de ces prisonniers. « Demander l’euthanasie n’est pas un acte banal. Il faut imaginer à quel point quelqu’un doit souffrir et être au bout pour opérer une pareille demande. Cela montre que le traitement des internés en Belgique est catastrophique sur le plan du respect des droits humains ». 
En trente ans de détention, Frank Van Den Bleeken n’est sorti qu’une seule fois de prison pour assister à l’enterrement de sa mère. Il devrait prochainement sortir de sa cellule pour passer 48h avec ses proches dans un hôpital avant d’y être euthanasié. Son nom s'ajoutera à celui de 1 807 belges euthanasiés en 2013.