Fil d'Ariane
Épilogue ou saison 2 ? L’audition au Sénat ce mercredi 19 septembre du collaborateur déchu du président Macron Alexandre Benalla peut aussi bien clore que relancer le feuilleton estival nommé « incident » par les uns, « affaire d’État » par les autres. Il a en tout cas d'ores et déjà coûté cher à un pouvoir politique jusqu’alors presque indemne et sans états d’âme.
> A revoir l'audience d'Alexandre Benalla devant le Sénat:
Rappel pour l’improbable lecteur qui en aurait manqué la première saison. Alexandre Benalla, proche conseiller-familier-garde-du-corps d’Emmanuel Macron, au rôle exact mystérieux mais au titre d'adjoint au chef de cabinet de la présidence de la République se fait bêtement filmer le 1er mai à Paris en train de molester un couple de manifestants, exerçant à leur endroit des violences incongrues sous un déguisement de policier.
L’image circulant sur internet, l’affaire est vite sue à l’Elysée et le conseiller, affirmera-t-on, discrètement suspendu… pour deux semaines. Il poursuit en réalité ses brumeuses occupations. Son délit n’est pas signalé à la justice.
Le journal le Monde révèle l’affaire le 18 juillet à une France encore sous le charme d’une coupe du monde de football fraîchement gagnée. Elle prend vite des proportions incontrôlées, nourrie les jours suivants de détails et prolongements embarrassants. Liste non exhaustive : un enregistrement de surveillance vidéo qui aurait dû rester confidentiel mais illégalement transmis au coupable ; des détentions d’armes sans permis ; des chefs policiers complices, d’autres exaspérés ; une position singulière dans la machine élyséenne agrémentée d'avantages substantiels ; une sanction peu appliquée ; des responsables fuyants ou évasifs ; un président de la République qui se déclare « seul responsable » après une semaine de silence tout en accusant les médias et l’opposition. Qui, en effet, se délecte.
Outre l’instruction judiciaire qui peut durer des années, deux commissions d’enquêtes parlementaires sont créées pour ce qui n’est, du point de vue du pouvoir, qu’un malheureux dérapage individuel. Celle de l’Assemblée Nationale, conduite par une députée de la République en Marche (parti présidentiel), fait assez vite naufrage, sans rendre de rapport, dénoncée par ses membres de l’opposition.
Celle du Sénat, en revanche, se montre bien plus redoutable, forte du savoir-faire de l’institution mais aussi de l’ironique ténacité de son président Philippe Bas (parti de droite Les Républicains), ancien Secrétaire général de l’Élysée sous Jacques Chirac.
Sans arracher de révélations spectaculaires, elle éclaire cruellement les contradictions des autorités qui défilent entre ses griffes et, sans les désigner ouvertement, les fautes aux plus hauts échelons du pouvoir.
Ce dernier peut faire répéter par ses porte-paroles que l’épisode Benalla, anodin fait divers, n’intéresse aucunement les Français. Transmises sur la chaîne parlementaire, les séances sont d’historiques et dévastateurs succès d’audiences.
Lorsque sonne l’inévitable trêve aoûtienne, le sujet s’est un peu essoufflé. Certains se croient au bout de leurs épreuves. Hélas ! La Commission sénatoriale, mutine, fait savoir qu’elle reprendra ses travaux en septembre. Elle auditionnera même alors la star de la catastrophe élyséenne, Alexandre Benalla qui, dans une nouvelle rodomontade publique - il multiplie les interviews dans la presse-, a déclaré n’attendre que cela.
Alors que les Français, à la rentrée de septembre, marquent moins d’impatience à la reprise d’un spectacle qui semble avoir livré l’essentiel, le tumulte est curieusement relancé par ceux-là même qui s’indignaient de son exploitation.
Les vacances portant conseil, Alexandre Benalla ne veut plus comparaître devant les sénateurs. A un journaliste qui le questionne, il fait savoir qu’il ne se rendra pas à leur convocation.
De façon un peu surréaliste, l’homme de main lesté d’une demi-douzaine de mises en examen(1) administre à la Haute Assemblée un émouvant cours de droit constitutionnel sur la séparation des pouvoirs. Réponse sèche de la Commission d’enquête : si M. Benalla ne vient pas, on le fera chercher par la force publique.
L’ex-garde du corps n’a plus qu’à s’incliner, ce qu’il fait, mais non sans adresser aux honorables parlementaires une volée d’insultes auxquelles ils ne sont pas accoutumés. Qualifiant Philippe Bas de « petit marquis », il certifie n’avoir « aucun respect » pour la Commission d’enquête sénatoriale. « Je ne laisserai pas insulter le Sénat et les sénateurs par ce monsieur », rétorque l’intéressé. On s’attend à ce que l’outrage à la Haute-Assemblée soit désavoué par l’exécutif. C’est le contraire qui se produit.
Venues du plus haut niveau de l’État, de multiples grandes voix viennent étrangement au secours du frappeur de l’Élysée, contre un Sénat accusé d’outrepasser ses droits. Emmanuel Macron lui-même téléphone le 11 septembre à son président, Gérard Larcher, pour lui demander de garantir les équilibres institutionnels, estimant en substance que la Commission les menace.
Le signal de l’attaque ainsi donné au sommet, la garde rapprochée part au feu, déclinant ses éléments de langages. Le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux s'alarme le 12 septembre d'une possible dérive des sénateurs. Évoquant un « procès conduit par une instance politique », la ministre de la Justice Nicole Belloubet – gardienne théorique des lois - dénonce une « instrumentalisation politique ».
Délégué général de la République en marche et Secrétaire d'État chargé des Relations avec le Parlement, Christophe Castaner feint de prêter aux sénateurs des projets quasi-putschistes : « Si certains pensent qu'ils peuvent s'arroger un pouvoir de destitution du président de la République, ils sont eux-mêmes des menaces pour la République ».
Les sénateurs membres de la République en Marche de la Commission d’enquête en annoncent leur retrait. Tentative de sabordage qui peut-être contre-productive : 76 % des Français approuvent les nouvelles auditions, selon un sondage IFOP.
Le Palais du Luxembourg où siègent les vénérables élus n’est pas habitué à de telles tempêtes et la mise en cause étonne. Seconde assemblée parlementaire dite « Chambre Haute », le Sénat français compte 348 membres, élus par tiers au suffrage universel indirect. Elle dispose de peu de pouvoirs législatifs réels mais son vote est requis en matière de révision constitutionnelle. Son président est le second personnage de l’État et remplace le président de la République en cas d’intérim.
Chambre généralement conservatrice à haute moyenne d’âge, elle tempère traditionnellement les ardeurs des députés, moins formés juridiquement et plus dépendants de la vox populi. Son système de désignation en fait, plus que l’Assemblée Nationale, l’émanation des collectivités territoriales et de la France rurale.
Pour cette raison et malgré sa modération affichée, s’opposer au Sénat n’est pas sans danger. Le général de Gaulle, qui l’a institué par la Constitution de 1958, tente en 1969 d’en diminuer les prérogatives par un referendum. Il le perd. Parmi les causes majeures de cet échec mémorable : l’opposition active des sénateurs influents dans le « pays profond ». De Gaulle, qui a mis tout son poids dans le scrutin se retire alors, laissant pour assurer son intérim … le président du Sénat, Alain Poher.
Ses successeurs ont retenu la leçon, François Mitterrand compris. Même si, par sa nature et le rythme de son renouvellement, le Sénat représente classiquement un frein aux élans politiques du moment, il est difficilement touchable.
À l’issue de son dernier renouvellement partiel de septembre 2017, la chambre résiste aux assauts de la vague macroniste, à la grande déception du vainqueur de la présidentielle. Cela n’en fait pas une assemblée gauchiste ni même d’opposants.
Majoritairement de droite, elle a globalement validé avec des grincements la plupart des réformes voulues par Emmanuel Macron. Elle est, en revanche, ouvertement rétive à la réforme constitutionnelle qu’il projette, reportée à des jours meilleurs du fait des désordres… de l’affaire Benalla. Or, sauf à risquer un referendum, rien ne peut se faire en la matière sans le Sénat.
A contrario, imaginer les vénérables élus du Luxembourg se lancer dans une procédure de destitution du président de la République relève de la plaisanterie ou plus vraisemblablement de l’agitation de fantasmes. Si celle-ci est théoriquement devenue possible depuis 2014, sa mise en œuvre, extrêmement difficile, requiert le vote des deux tiers des deux chambres. Nul ne voit un quelconque groupe sénatorial se ridiculiser à ce jeu.
Panique, alors, à l’issue d’un été horribilis et d’une rentrée qui voit s’enchaîner revers politiques, déceptions économiques et sondages désastreux ? Ivresse des sommets d’une équipe qui a pu se croire hors d’atteinte de toute adversité ? Sauf à croire qu’Alexandre Benalla détient de terribles secrets d’État ou pèse d’un poids personnel sur le président – ce que la rumeur, naturellement, ne manque pas de lui attribuer – la fébrilité de l’équipe au pouvoir devant la faute manifeste de l’un des siens, contre une procédure parlementaire désagréable mais relativement ordinaire, laisse en tout cas perplexe.
Principal opposant de gauche à Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon, logiquement, met son doigt dans la plaie : « Le bras de fer de Macron, Castaner et Benalla avec le Sénat est du jamais vu.», déclare le chef de la France Insoumise. « En exportant sa crise d'autorité, l'exécutif l'amplifie et déstabilise les institutions ». Dans l’autre camp, François Bayrou, allié minoritaire mais aîné du chef de l’État tente de calmer ce qui peut encore l’être : « Je pense qu’il n’y a rien à craindre de l’audition (…) C’est normal que le Parlement joue son rôle ». Sa sérénité déclarée n’a pas été, jusqu’à présent, très communicative.
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(1) « Violences en réunion », « immixtion dans l'exercice d'une fonction publique », « port public et sans droit d'insignes réglementés », « recel de détournement d'images issues d'un système de vidéo-protection », « recel de violation du secret professionnel »... [retour]