Fil d'Ariane
TV5MONDE : Que pensez-vous de ce rapport rendu par les experts de l'ONU sur la biodiversité ? Est-ce qu'il répond à vos attentes ?
Hélène Soubelet : En fait il y a deux choses. Il y a le rapport en anglais de l'évaluation globale de 1800 pages et qui n'est pas encore disponible, car il y a quelques ajustements à faire. Et il y a le résumé pour décideurs, qui ne fait que 40 pages. Ce résumé pour décideurs manque un peu de chiffres-clés sur l'état de la biodiversité. Notre action a été d'améliorer le rapport initial, et je pense que nous avons réussi à faire des choses assez intéressantes.
Par exemple, on avait insisté pour que tous les facteurs de pressions directes soient identifiés comme des messages-clés, ce qui n'existait pas dans la première version. Aujourd'hui, nous avons bien les cinq facteurs de pression qui font l'objet de messages.
TV5MONDE : Et quels sont ces cinq facteurs de pressions ?
Hélène Soubelet : Le premier facteur, le plus important, c'est le changement d'usage des terres qui détruit les habitats. Par exemple, quand vous transformez une forêt en champ agricole ou une prairie en zone urbaine, c'est très impactant pour la biodiversité dans toutes les régions du monde.
Le deuxième facteur, c'est l'exploitation de la biodiversité, la pêche par exemple, la foresterie, et la chasse. Viennent ensuite la pollution, et le changement climatique qui apporte des pressions sur la biodiversité.
Enfin le dernier facteur, ce sont les espèces exotiques envahissantes. Les écosystèmes étant tellement dégradés, il existe des espèces plus adaptées, plus robustes que l'on appelle "des niches écologiques" vacantes qui s'installent là où il n'y a plus d'autres espèces. Ces invasions massives sont bien souvent le résultat de l'action humaine, qui a mené des pressions trop importantes à supporter pour les espèces locales.
Le rapport a bien mis ces cinq facteurs en évidence, on les appelle "des facteurs directs de pression sur la biodiversité". Cela signifie que l'on va agir directement sur la biodiversité.
Ce résumé pour décideurs a pour seul objectif de porter sur la place publique auprès des acteurs, des politiques et des citoyens, les causes majeures de la disparition de la biodiversité et ensuite de proposer des pistes d'actions pour pouvoir les résoudre. Je dirais donc qu'en ce sens, le résumé pour décideurs de 40 pages a rempli son but. Ce rapport a été présenté au G7 environnement à Metz, devant les ministres de l'environnement.
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TV5MONDE : Est-ce que des mesures ont été annoncées pour éviter ces extinctions ?
Hélène Soubelet : C'est un grand rapport scientifique, mais qui n'est pas contraignant. Ce ne sont pas des "recommandations" mais des "messages-clés", parce que ce n'est pas prescriptif. D'ailleurs, certains pays anglo-saxons notamment, se sont bien assurés dans les négociations de ne pas employer le terme "les Etats doivent", mais plutôt "les Etats peuvent". Ce qui sera prescriptif, c'est que ce rapport-là sera porté à la Convention sur la Diversité Biologique, la CDB, qui est l'équivalent de la Convention Climat. Après la COP21 à Paris, nous aurons la COP15 en Chine en 2020. Nous espérons que les bases scientifiques seront portées par la Convention, car c'est elle qui peut prendre des mesures contraignantes pour les Etats.
TV5MONDE : Ces pistes annoncées ne sont donc pas des mesures contraignantes. Par conséquent, sont-elles réellement une solution ?
Hélène Soubelet : Je dirais que c'est un premier pas indispensable, parce que les Conventions sont capables de faire des choses contraignantes. Le rapport scientifique affirme que l'état de la biodiversité est catastrophique dans toutes les parties du monde. "Les trajectoires qui permettent éventuellement de redresser la barre sont peu nombreuses et vont demander un énorme effort sociétal", voilà ce que dit le rapport.
Si on n'a pas cet énorme changement sociétal, la biodiversité va s'effondrer, les équilibres des écosystèmes vont être modifiés, et on ne sait pas ce que cela va donner. On ignore si les écosystèmes vont toujours pouvoir produire autant de nourriture qu'actuellement.
Il y en a une seule qui peut faire changer les choses c'est "le changement transformationnel.
Hélène Soubelet, directrice de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité
Pour l'instant, on est dans un monde d'abondance, même si c'est mal réparti, et qu'il y a des gaspillages. Au niveau de la production alimentaire, on pourrait nourrir tout le monde actuellement. Si on détruit les écosystèmes et qu'ils passent dans un autre état d'équilibre, il est possible que l'on n'y arrive plus au niveau des rendements. On n'aura plus assez à manger, la pollution sera moins bien prise en charge. On aura un air pollué, de l'eau pollué, des sols pollués... Ce qui est déjà le cas mais c'est à peu près contenu. Si les écosystèmes basculent dans un autre équilibre, on aura quelque chose de différent, et ça c'est extrêmement angoissant. Le rapport fait donc ce constat, il était donc indispensable d'avoir ce rapport.
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TV5MONDE : Selon vous, il est encore temps d'agir ou il est déjà trop tard ?
Hélène Soubelet : Le rapport dit effectivement "il est encore temps agir". Mais par contre, il dit aussi que sur toutes les trajectoires étudiées, il y en a une seule qui peut faire changer les choses c'est "le changement transformationnel". C'est-à-dire qu'il faut transformer notre façon d'habiter la planète, transformer les filières notamment agricoles.
On ne peut plus détruire les écosystèmes pour faire de l'agriculture intensive. Il faut cesser immédiatement toutes les subventions néfastes à la biodiversité et à l'environnement. Par exemple, les subventions qui vont à l'extraction minière intensive avec de fortes pollutions, ainsi que les subventions à l'agriculture intensive et à la pêche non durable. Tout cela il faut le supprimer pour que les stocks de biodiversité puissent se maintenir et ne s'effondrent pas.
Il faut également que nous réduisions notre consommation, notamment dans les pays du Nord où l'on est dans une surconsommation aberrante qui ne correspond pas à des besoins minimaux mais à des besoins superflus. On accumule tous des quantités de choses qui ne nous servent qu'une fois et que l'on jette ensuite.
Enfin, il faut aussi que tous les acteurs financiers et industriels prennent la biodiversité dans leur processus. Maintenant, tout est dans les mains des Etats. Il y a des pistes de solutions, "des messages-clés" comme ils les appellent, mais ceux qui vont vraiment pouvoir les mettre en oeuvre ce sont les Etats. Eux peuvent mettre en oeuvre des mesures contraignantes. Sous la dynastie Reagan-Thatcher, on a créé des grands groupes industriels extrêmement puissants qui ont énormément d'argent et qui vont exploiter tout ce qu'ils peuvent, quel qu'en soit le prix environnemental et social.
On se rend compte que si on protège l'environnement, on protège aussi le bien commun qui permet d'amener une meilleure qualité de vie et de réduire les inégalités sociales. Ceux qui ont le moins accès à un environnement sain, ce sont les catégories sociales les plus faibles. Il faut arrêter de penser qu'il n'y a qu'une seule chose qui compte, le PIB.
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